Mégères non apprivoisées: les "Pussy Riots"
par Israël Adam Shamir
Elles n'ont jamais rien produit, mais sont universellement
admirées; vous n'en voudriez sûrement pas chez vous, mais vous voulez absolument
qu'elles fassent la loi chez vos adversaires, et qu'ils les adorent. Vous voulez
que je vous fasse un dessin? Elles ont choisi un nom qu'on ne peut pas répéter
en société, nous les appellerons par leurs initiales, les PR, et on ne saurait
nier qu'elles aient du talent pour les relations publiques. Mais de quoi
s'agit-il? Ce n'est pas un groupe de rock ou des punk. Un journaliste anglais
s'en étonnait: elles n'ont jamais produit un air, une chanson, un graffitti,
rien, nada de nada, nothing at all. Alors comment peut-on les qualifier
d'artistes? Question délicate pour leurs supporteurs, mais ils s'en tirent
élégamment: c'est le Département d'État US, réputé pour son amour de l'art, qui
a payé pour leur premier et unique single, fabriqué par The Guardian à
partir de quelques images et bruitages.
Chris Randolph, sur Counterpunch, a pris leur défense en
les comparant à Igor Letov et son orchestre aussi contesté que contestataire des
années 1990 Grazhdanskaya Oborona (Défense Civile). Mais la comparaison est
bien mal venue. J'avais beaucoup de sympathie pour Letov, qui m'a lui-même dédié
l'une de ses chansons, mais ce qu'il écrivait, c'était de la poésie, débordante
d'obscénités, mais de la poésie quand même. Nous pouvons digérer obscénités et
blasphèmes; personnellement j'admire sincèrement Notre Dame des Fleurs de
Jean Genet, qui les combinait fort bien. Mais les PR n'ont jamais rien écrit,
composé ou dessiné quoique ce soit qui tienne la route.
Fans de pub à mort, mais chahutées sur le plan artistique, trois
jeunes femmes de Russie avaient décidé... On dirait un conte drolatique. Elles
s'en allèrent voler un poulet congelé dans un supermarché et s'en servirent
comme d'un godemiché; elles avaient filmé le tout, l'ont baptisé art et l'ont
mis sur le net (et on le trouve toujours, mais je n'en dirai pas plus, je
préfère éviter la réputation du baron de Munchhausen). A part ça, une orgie
dans un musée, et une bite érigée, crûment exaltée, voilà leurs chefs-d'œuvre.
Mais même dans ces exploits douteux, leur rôle était surtout technique: la
gloire en est revenue à l'artiste israélo-russe Plucer-Sarno, qui a revendiqué
l'idée, la réalisation et le copyright, et illico décroché un prix important en
Russie. Les futures PR n'y ont rien gagné du tout, et ont été décrites par
Plucer comme "des provinciales ambitieuses", ou pire.
Alors elles ont essayé de se raccrocher aux wagons de la
politique. A nouveau, un flop. Elles ont déversé un torrent d'obscénités sur
Poutine, sur la Place Rouge, dans les stations de métro, partout, pour rien.
Personne ne les a arrêtées, elles n'ont pas eu une amende, elles ont juste été
chassées pour nuisance. Et elles ne sont pas arrivées à attirer l'attention des
foules. Il faut se souvenir que Poutine est un ennemi déclaré des oligarques,
qui sont les propriétaires de l'essentiel des media russes, et ceux qui
pourvoient aux besoins des littérateurs. Il se publie tellement d'invectives
tous les jours contre Poutine, que cela en perd complètement son effet choc.
Impossible d'inventer encore une diatribe contre Poutine, tout à déjà été dit et
publié. Et Poutine n'a jamais interféré avec la liberté de la presse (si ce
n'est peut-être une fois).
Mes amis journalistes étrangers s'étonnent généralement de
l'unanimité et de la férocité des attaques contre Poutine dans les media russes.
On peut comparer avec les attaques contre GW Bush dans la presse libérale aux
USA, mais là-bas, il y a aussi beaucoup d'organes conservateurs qui le
soutenaient. Poutine n'a pratiquement aucun soutien dans les media, qui sont
tous propriété des barons de la com. La télévision fait exception, mais elle est
explicitement apolitique, et offre principalement du divertissement ras de
gamme, dont les présentateurs sont également des militants anti-Poutine comme
Mlle. Xenia Sobtchak. Les PR avaient donc échoué à réveiller la bête.
Et voilà que les jeunes viragos ont été embrigadées pour un raid
sur l'Église. A ce moment-là, elles auraient fait n'importe quoi pour un peu de
publicité. Et la campagne contre l'Église a commencé il y a quelques mois, aussi
soudainement que si c'était une opération sur commande.
L'Église russe avait vécu vingt ans de paix, et se remettait
après la période communiste: la férocité de l'attaque l'a prise par surprise.
Cette question mériterait d'être développée, mais soyons bref.
Après l'effondrement de l'URSS, l'Église est restée la seule force spirituelle
soucieuse de solidarité dans la vie des Russes. Les régimes de Yeltsine et de
Poutine ont été aussi matérialistes que les régimes communistes; ils n'ont cessé
de prêcher le darwinisme social dans le plus pur style néo-libéral. L'Église
offrait quelque chose au-delà des fugaces biens de ce monde. Les Russes qui
regrettaient le lien fort de solidarité qu'offraient jadis les communistes se
sont jetés avec passion dans l'alternative qu'offrait l'Eglise.
Le gouvernement et les oligarques traitaient bien l'Église, et
dans l'Église il y avait une forte tendance anti-communiste, au moment où les
nantis avaient encore peur des rouges qui pourraient prendre la tête des
dépossédés. L'Église était florissante, bien des cathédrales ont été superbement
reconstruites, et nombre de monastères ont reconquis le terrain perdu après des
décennies de décadence. L'Église à nouveau puissante redevenait une force de
cohésion en Russie.
En reprenant du poil de la bête, l'Église lançait des appels au
nom des pauvres et des dépouillés; les communistes réformés, sous la direction
de Gennadi Zuganov, qui va à la messe, allaient dans le même sens. L'économiste
et penseur bien connu Michael Khazin avait prédit que l'avenir appartient à un
nouveau paradigme de "christianisme rouge", quelque chose qui reprenait la
pensée de Roger Garaudy dans sa jeunesse. Il s'agit d'un projet qui constitue
une menace pour les élites et une espérance pour le monde, écrivait-il.
Parallèlement, l'église russe prenait une position très nationaliste russe et
anti-mondialisation.
Tout cela a probablement précipité l'assaut, mais ce n'était
qu'une question de temps, les forces mondialistes hostiles à l'Église devaient
faire un pas en avant et attaquer l'Église russe comme elles ont attaqué
l'Église en Occident. Dans la mesure où la Russie est entrée dans l'Organisation
Mondiale du Commerce (WTO) et a adopté les mœurs occidentales, elle devait
adopter la laïcisation. Et l'Église russe s'est vue attaquée par les forces qui
ne veulent pas que la Russie retrouve une cohésion: les oligarques, le monde des
affaires, les seigneurs des media, l'intelligentsia pro-occidentale moscovite,
et les intérêts occidentaux qui préfèrent de loin, bien entendu, une Russie
divisée.
Cette offensive contre l'Église a commencé sur des sujets
mineurs; des gens qui n'étaient pas membres de l'Église ont condamné le
patriarche pour une montre très chère qu'il portait au poignet, et qui était un
cadeau du président Medvedev. Tous les media se sont répandus là-dessus pendant
un mois. Après quoi, l'union était faite entre la Fronde blanche (la mouvance
anti-Poutine et pro-démocratie) et les militants anti-cléricaux. Les deux
groupes se superposent mais pas tout à fait. L'Art, voilà le nouveau créneau
choisi pour attaquer, parce que cela permet d'exprimer les vues les plus
insultantes et de revendiquer un statut privilégié pour les artistes. De même
qu'un artiste américain a présenté un Christ modelé avec de la crotte, et un
crucifix trempant dans un verre de pisse, un artiste russe s'est mis à piétiner
des icones, et à faire des églises en poires à lavement. Le public russe était
outré, ce qui a corroboré l'idée que c'est une excellente méthode pour provoquer
des empoignades entre croyants et athées.
Les PR ont fait deux tentatives pour provoquer l'indignation
publique dans la deuxième cathédrale de Moscou, l'ancienne cathédrale
Elochovsky; par deux fois, elles ont été mises à la porte, mais non arrêtées. La
troisième, elles ont mis le paquet: elles sont allées à la cathédrale
Saint-Sauveur qui avait été démolie par Lazare Kaganovitch dans les années 1930
et reconstruite dans les années 1990; elles ont rajouté une couche de blasphème
bien salée en obscénités, et pourtant, elles sont encore une fois reparties
tranquillement. La police a tout fait pour éviter d'arrêter les viragos, mais
elle n'avait vraiment pas le choix après que les PR se mirent à projeter une
vidéo de leur apparition dans les cathédrales, avec une bande-son obscène.
Pendant le procès, la défense et les accusées ont fait de leur
mieux pour indisposer la juge, la menaçant de la colère des USA (sic!) et
vociférant des discours haineux contre les chrétiens. La juge n'a eu d'autre
choix que de les reconnaître coupables d'incitation à la haine (hooliganisme
assorti de haine religieuse, voilà la qualification du délit). Le procureur n'a
pas donné cours à l'accusation de crime d'incitation à la haine plus grave, le
délit qui aurait été "accompagné de tentative de provocation à l'affrontement
religieux", alors même que cela aurait probablement pris. Dans ce cas, la
sentence aurait été plus sévère; les gens qui dessinent des swastika et qui se
retrouvent accusés de promouvoir des affrontements en prennent pour cinq ans.
Une peine de deux ans est tout à fait dans les normes
européennes en vigueur. Pour des discours bien plus tièdes incitant à la haine
des juifs, les pays européens condamnent habituellement les contrevenants à des
peines de deux à cinq années de prison, pour les primo-délinquants. Les Russes
ont appliqué les lois contre l'incitation à la haine à ceux qui attaquaient la
foi chrétienne, et c'est probablement là l'élément nouveau apporté par la
Russie. Les Russes ont prouvé qu'ils se font autant de souci pour le Christ que
les Français pour Auschwitz, et c'est cela qui a choqué les Européens,
apparemment persuadés que les "lois contre la haine" ne sauraient s'appliquer
que pour la protection des juifs et des gays. Les gouvernements occidentaux
réclament plus de liberté pour les Russes anti-chrétiens, et la refusent aux
dissidents anti-juifs chez eux.
L'opposition anti-Poutine a fait bloc pour soutenir les PR.
L'aile nationaliste de l'opposition (tel Navalny) est anti-chrétienne et flirte
avec les vieux cultes païens. Du côté des libéraux, il y a beaucoup de gens
d'origine juive (quoique pas autant que ce qu'on prétend parfois), et on ne
trouve nulle tendresse pour l'Église Orthodoxe russe. Signalons cependant que
les Russes d'origine juive qui ont rejoint l'Eglise sont nombreux, mais ils
n'appartiennent pas à l'opposition.
L'organisateur supposé, et qui est certainement un grand
promoteur des PR, est Marat Gelman, un collectionneur d'art russo-juif, qui a
trempé dans d'autres performances artistiques contre l'Église. Autre militant
russo-juif et hostile à Poutine, supporteur d'Israël, Viktor Shenderovich, a dit
qu'il comprendrait fort bien que les les prêtres russes orthodoxes soient
massacrés comme dans les années 1920.
Et nous avons le cas d'un autre personnage en vue, Igor Eidmann,
qui a appelé à "exterminer la vermine", c'est-à-dire l'Église. Il a écrit dans
L'Echo de Moscou, le bulletin principal de l'opposition: "Du temps de
l'URSS, la vermine que constitue l'Église a été bouclée une bonne fois pour
toutes et n'a plus élevé la voix. Désormais la vermine a retrouvé le goût du
sang et a commencé à terroriser les libres penseurs, à commencer par les PR. Si
nous n'écrasons pas la vermine elle va tout dévorer". (Il s'est servi d'une
périphrase russe pour reprendre la devise de Voltaire "Écrasons l'infâme", en
remplaçant "l'infâme" par "la vermine").
On présente Igor Eidman comme un "militant du mouvement
démocratique, un expert en relations publiques et réseaux sociaux, un homme
d'affaires, le directeur d'un Centre pour les innovations sociales, etc., qui
réside à Berlin." Son appel, les organisations chrétiennes l'ont compris comme
un "discours d'incitation à la haine dans le but de provoquer des
affrontements". Quoiqu'il en soit, effectivement, ses efforts et ceux des PR
parviennent effectivement à dresser les uns contre les autres les croyants et
les athées.
Un dirigeant charismatique de l'opposition, le poète Edouard
Limonov, a écrit que l'opposition a commis une erreur en soutenant les PR, parce
qu'elle se place en opposition avec le sentiment populaire; effectivement le
fossé entre les masses et l'opposition s'agrandit. Mais c'est une voix qui crie
dans le désert, et le reste de l'opposition a joyeusement embrassé la cause des
PR pour essayer d'en faire une arme contre Poutine. Les media occidentaux et les
gouvernements en ont également profité pour attaquer Poutine. L'éditorialiste du
Guardian a appelé Poutine à démissionner. Poutine a demandé la clémence
pour les PR, et le gouvernement était bien embarrassé. Mais ils n'avaient pas le
choix: les organisateurs invisibles derrière les PR voulaient que les viragos se
retrouvent en prison, et y ont réussi.
Commercialement parlant, c'est le jackpot. Avec le soutien de
Madonna et du Département d'État, elles sortiront de prison pour faire le tour
du monde et une séance de photos à la Maison Blanche. Elles ont breveté leur nom
comme une marque, et commencent à signer des contrats. Et leurs concurrentes, le
groupe des Femen (dont l'art consiste à montrer leurs seins à des emplacements
inhabituels) ont essayé de riposter à coups de hache sur une grande croix de
bois installée à la mémoire des victimes de Staline. Plus haut c'est le soleil.
En août, la saison des congés, il n'y a guère d'évènements
frappants, et les lecteurs de journaux sont à la plage ou à la campagne, si bien
que le procès des PR a servi de distraction bien nécessaire aux uns et à la bête
qui sommeille en d'autres. Espérons que tout cela retombera dès la fin de la
saison stupide, mais je ne parierais pas là-dessus.
Israël Shamir, correspondant à Moscou, est joignable à l'adresse
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
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