Des oligarques se castagnent en direct!
Un divertissement
par Israel Shamir
Qui a dit que les riches n'étaient bons à rien ? Leurs frasques
sont follement divertissantes ! Les nouveaux riches ont de tout
temps fourni de quoi alimenter la une des journaux, et la
nouvelle moisson d'oligarques russes fait passer la génération
précédente des requins de la finance pour de pâles amateurs. Les
vieilles fortunes s'anémient, divisées et subdivisées par de
scrupuleux juristes en un dédale de sociétés. Tandis que les
fortunes toutes fraîches, elles, sont beaucoup plus drôles :
elles font leurs cascades en public et n'y vont pas de main
morte ! Ces nouveaux héros nationaux comblent le vide laissé par
les cheikhs et les maharajas, d'une façon jamais atteinte par
nos ternes bureaucrates ; ils paradent au volant de leurs jeeps
Humvee à travers la foule moscovite, aussi fiers et sûrs d'eux
que les rois indiens à l'époque où ils parcouraient la jungle,
juchés sur leurs éléphants de guerre.
Ils sont plus puissants et moins réservés dans leurs actes que
ne le furent jamais les parrains de maffias à la Scorsese .
Brutaux, sans scrupules ni limites, de vrais personnages pour
drames shakespeariens. Ils sont sans lois et piétinent
allègrement les autres, jusqu'à ce que quelqu’un les piétine à
leur tour. Un jour bandits sanguinaires, l'autre mécènes
généreux ou les deux à la fois, le fait d'avoir choisi Londres
pour terrain de règlement de leurs différends leur a donné une
audience internationale.
Récemment, deux puissants magnats, Berezovsky et Abramovich, se
sont affrontés dans un tribunal londonien pour des milliards –
dévoilant ainsi au passage la façon dont ils ont dérobé au
peuple russe ses biens les plus précieux sous le régime des
privatisations de Boris Yelstine. Ces guerriers de salles
d'audience n'ont d'ailleurs aucun scrupule à révéler l'origine
de leurs crimes pour parvenir à la victoire; dans ce cas précis,
un des mythes du néolibéralisme est tombé, et la lumière a été
faite sur un des sombres chapitres de l'histoire russe.
Mais le pillage d'un pays, c’est du lourd, et le public avait
plutôt envie d’une farce légère. C'est là que l’affaire Polonsky
contre Lebedev a déboulé sous les feux de la rampe, bénéficiant
d'une médiatisation internationale grâce au système judiciaire
londonien. C'est l'histoire hilarante d'un nabab des médias et
d'un baron de l'immobilier, qui se sont bigornés au cours d'une
émission de télévision en direct. Seule la plume puissante de
Nicolas Gogol, l'auteur russe du 19ème siècle qui a écrit
La brouille des deux Ivan
(voyez le texte
ici)
aurait pu rendre justice à l’incident. Il aurait pu l'intituler
Comment Alexander Lebedevich tomba à bras raccourcis sur Sergei
Polonovich,
mais vous devrez vous contenter de mes humbles efforts.
http://www.cultura.com/livre/poche/nicolas-gogol,la-brouille-des-deux-ivan,1845885.prd
http://www.livres-online.net/nouvelles-contes/865-la-brouille-des-deux-ivan.html?showall=1
http://www.andreversailleediteur.com/?livreid=747
BelleNews
nous livre un compte-rendu coup par coup de la dérouillée à
l'antenne.
1. Devant un public médusé, Alexander Lebedev
(le nabab russe) assène une série de coups sur la tête de
Sergei
Polonsky
(le baron de l'immobilier), le faisant tomber de sa chaise. Ceci
lors d'un débat télévisé sur la crise économique mondiale.
2. Les images de la scène postées sur Youtube
montrent Lebedev hors-de-lui, dans une attitude menaçante
à l'égard de Polonsky.
3. Polonsky tente apparemment de le
calmer et Lebedev retourne s'asseoir à nouveau.
4. Après quelques secondes, sans crier gare, alors
que Polonsky
lui tapote gentiment le bras, Lebedev sort à nouveau les
poings.
5. Lebedev
frappe Polonsky plusieurs fois sur la tête, l'envoyant à
terre.
6. Polonsky
recule, sans moyen de se défendre, et les deux hommes se
regardent rageusement dans les yeux tandis que les larbins du
studio tentent de calmer le jeu.
Note : Alexander Lebedev est l'un des hommes
les plus riches du monde; on estime sa fortune aux alentours de
3,1 milliards de dollars.
En fait, Polonsky et Lebedev sont deux magnats
russes d'envergure moyenne; aucun d'eux ne pourrait acheter le
Minnesota rubis sur l'ongle. Ils auraient pu devenir de super
potes, se félicitant mutuellement de leurs succès respectifs,
car tous deux sont des promoteurs immobiliers fiers de l’être,
tous deux aiment nager, tous deux aiment s'habiller de façon
décontractée plutôt que formelle, tous deux sont assez vains et
tous deux sont confrontés à un brusque déclin de leur fortune.
Mais, au lieu de cela, ils en sont venus aux coups, car leur
destin est d’être des personnages qui s’opposent. Qui est le
protagoniste? Qui est l’antagoniste ? Aucun des deux.
Sergei Polonsky
a 40 ans et fait figure de jeune homme parmi les magnats de la
première génération post-soviétique d’hommes d’affaires russes.
Il est toujours grand et balaise, à l’image du commando de
Bérets Bleus qu’il fut jadis, mais la vie tranquille qu’il mène
depuis plusieurs années l’a privé de sa ceinture abdominale
d’antan; aujourd’hui, il ressemble davantage à un dauphin joyeux
et bien nourri. Sa compagne est elle-même une femme d’affaires
connue et une championne de natation.
Alexander Lebedev
a 12 ans de plus. Sa génération à lui est celle qui a privatisé
l’URSS. C’est un caméléon; en quelques années, il est passé du
look ex-homme du KGB, strict, ultra-musclé et portant des
costumes, à celui de joueur de guitare métrosexuel à la
séduisante coupe de cheveux, portant des jeans et des chemises
légères. Il a troqué sa femme datant de l’ère soviétique contre
une nouvelle qui passe beaucoup mieux devant les caméras.
Lebedev
a élu domicile, au centre-ville de Moscou, dans un ancien club
de scouts bâti dans le plus pur style stalinien, avec colonnes
et portiques, qu’il a transformé – après sa privatisation – en
modeste manoir doté d’une piscine olympique dans laquelle il
passe beaucoup de son temps. Chaque automne, il fuit la morosité
moscovite pour sa villa de la Côte d’Azur ou son hôtel
particulier de Londres.
Polonsky
vit dans un luxueux appartement, perché comme le pont supérieur
d’un bateau sur le toit avec vue à 360° d’un gratte-ciel
surplombant Moscou. Architecte de formation et de profession, il
a lui-même conçu et fait construire ledit gratte-ciel et son
appartement. Il passe ses week-ends sur une péniche reconvertie,
amarrée aux confins de la ville, en compagnie d’un raton laveur
domestique, pratiquant le qi gong – technique de méditation
chinoise - et dévorant des livres choisis au pif. En hiver, il
conduit un traîneau high-tech tiré par des huskies blancs aux
yeux bleus ; l’été, il parcourt les profondeurs marines en
scooter des mers, ou bien pratique le deltaplane au-dessus de
magnifiques paysages de collines.
Lebedev
a bâti une station balnéaire en Crimée. Il a déversé sa
générosité sur la ville en restaurant l’hitorique théâtre
Tchekov), mais il préfère passer son temps à Londres, où il
fraye avec la créatrice de Harry Potter, Mme Rowling, Sir Elton
John et autres gens de qualité. Il joue de la guitare, et
soutient DDT, un groupe de rock russe. Il possède
également le journal britannique The Independent
ainsi qu’un tabloïd, l’Evening Standard, et la Novaya
Gazeta
en Russie.
Polonsky,
à l’inverse, s’est construit une forteresse de solitude, un
palais de verre émergeant des vagues, sur une île au large des
côtes de Sihanoukville, non loin de la maison d’Alain Delon, au
Cambodge. Il y rencontre des professeurs de soufi, et reçoit
l’enseignement de moines zen et d’adeptes du qi gong. Il est
également épris d’ésotérisme et d’expériences mystiques.
Les deux hommes ont des origines très différentes.
Lebedev
a eu une enfance privilégiée; son père était professeur au sein
de la prestigieuse Ecole des Services Diplomatiques. Jeune
homme, il est entré au KGB et au Parti Communiste. Diplômé de
l’école où enseignait son père, il a poursuivi ses études au
collège du KGB, puis est entré dans les services diplomatiques.
Affecté à l’ambassade soviétique de Kensington, Londres , il
avait pour mission d’endiguer les fuites de capitaux russes. En
huit ans, il a eu le temps de bien apprendre les ficelles du
métier, et avec la chute de l’URSS, le garde-chasse est devenu
braconnier.
Le lieutenant-colonel (KGB) Lebedev
a quitté ses fonctions en 1992 et utilisé ses connaissances
approfondies en matière de dettes soviétiques pour faire fortune
et diriger l’argent fugitif vers des lieux sûrs. Peu de russes
connaissaient le système bancaire aussi bien que lui. Et il y
avait en effet beaucoup d’argent à se faire pour quelqu’un doté
d’un bon réseau : il achetait des prêts à taux réduit pour se
les faire rembourser à taux plein grâce à un ami employé au
Trésor. Il a passé, avec Gazprom, un accord qui a rendu l’État
russe plus pauvre de 200 millions et lui-même et ses
collaborateurs plus riches d’autant. Il s’est lié d’amitié avec
Victor Chernomyrdin, alors Premier ministre, et Chernomyrdin a
obligeamment fait transiter les fonds d’Etat vers la banque que
Lebedev venait de créer à Londres. Lebedev a usé de ses
relations pour se faire adjuger des postes importants dans des
entreprises subventionnées par l’état telles qu’Ilyushin
et Aeroflot : les profits sont allés à Lebedev et les
dépenses à l’Etat.
D’origine modeste
Polonsky
vient de Saint Petersbourg. Il a grandi alors que l’URSS
s’effondrait autour de lui. Il a étudié l’architecture, a
travaillé dans le bâtiment et la construction, a embauché des
ouvriers ukrainiens à l’époque où ils étaient encore peu chers,
et est devenu un promoteur immobilier en bonne et due forme. Il
est fier d’être un « self-made man » ; il n’a rien obtenu
de l’État, et n’a jamais rien demandé à personne dit-il. Il n’a
pas non plus privatisé d’usine d’État, préférant établir de bons
rapports avec l’Hôtel de Ville de Moscou satisfaire les nouveaux
riches moscovites. Il a l’air assez honnête pour qu’on lui
achète une voiture d’occasion, bien que ceux qui sont à ce point
dignes de confiance ne deviennent jamais milliardaires. Des
sources bien informées disent qu’il a dû magouiller avec Mme
Baturina, épouse du maire de Moscou et une des femmes les plus
riches du monde : pas un seul bâtiment n’a été construit à
Moscou sans un signe d’approbation de sa part.
Polonsky
a essayé de se tenir à l’écart de la politique; il professe ne
rien y connaître et ne pas s’y intéresser. Il se dit bâtisseur,
pas plus. Il s’investit corps et âme dans d’énormes projets qui
vont de Moscou à la Suisse, et de Londres à la Croatie. Il est
démocrate à la russe, c'est à dire qu'il peut se mêler à des
gens très ordinaires, mais il vaut mieux pour eux qu’ils
obéissent à ses ordres, sinon… C’est un tyran au petit pied
disent les employés qu’il a licenciés : il interdit l’envoi de
textos pendant les réunions du conseil d’administration ! Les
contrevenants voient leurs précieux iPhones fracassés contre un
mur (fantasme que je n’ai pu moi-même jamais réaliser qu’en
rêve...). Ses ambitions se situent dans la sphère spirituelle,
et les affaires doivent souvent s'effacer devant sa quête de
Dieu.
Lebedev
a un penchant pour la politique. Il a essayé plusieurs factions,
passant de l’ultra-nationaliste Rodina
(Mère-Patrie) au socialiste SR
et du SR au parti actuellement au pouvoir Russie Unie,
déchiré qu'il est entre ses ambitions politiques et l’envie se
faire un dollar rapido-presto. Parfois il fait les deux en même
temps.
En 1996, pendant la période précédant les fatidiques élections
présidentielles, Lebedev a soutenu Boris Yeltsin, président en
exercice, mais surtout un alcoolique débauché qui a volé la
richesse nationale russe pour engraisser les oligarques. Sous
Yeltsin, la banque de Lebedev a été utilisée par le Trésor pour
acheminer les fonds de l’État, en rouleaux de billets verts bien
serrés, vers ceux qu’il fallait acheter. Ce sont des liquidités
de Lebedev qui ont été saisies par la Sécurité dans la
tristement célèbre affaire de la Boîte Xerox, cette boîte
à papier dans laquelle un militant a été pris en train
d’emporter des millions de dollars pour la caisse à pots-de-vin
de Yeltsin. Lebedev n’a pas nié les faits ; il en était assez
fier, et a même payé le magazine à scandales Kompromat
(« Affaires compromettantes ») pour qu’il sorte un numéro
spécial contenant une version aseptisée de l’affaire, ainsi que
d’autres exploits du même genre.
Les audacieux méfaits de Lebedev ont forcément attiré sur lui
l’attention des autorités judiciaires, au point qu’en fin de
compte, un acte d’accusation a été rédigé contre lui par le
Procureur Général de l’Etat. Lebedev – c’est lui-même qui s’en
vante - s’est débrouillé pour que le Procureur Général se
retrouve avec deux filles faciles dans un sauna et que leurs
ébats y soient filmés. Le film n’a plus eu alors qu’à être
diffusé sur la chaîne de télévision privée d’un autre oligarque
et le Procureur Général qu’à se démettre de ses fonctions.
Certains prétendent que Lebedev n’était pas le responsable de ce
coup monté. Si c’est vrai, cela en dit long : M. Lebedev
penserait-il qu’une mauvaise publicité vaut mieux que pas de
publicité du tout ? Les faits soutiennent la théorie. Lebedev a
publié un livre sinistrement intitulé 666 ou La Bête est née,
rempli d’attaques grossières contre presque toutes les
personnalités publiques de Russie. Il s’y décrit modestement
comme « le capitaliste idéal » et il y revendique non seulement
ces exploits criminels mais beaucoup d’autres.
Lebedev
est toujours prompt à expliquer comment chacun de ses crimes
était en fait une bonne action : c’était soit pour sauver la
Russie des griffes des cocos – (il escamote ainsi commodément
les titres de créance de son propre parti), soit pour sauver le
monde du KGB. (là-encore, il se garde bien de rien dire de son
propre passé au sein de cette organisation). Il n’a que mépris
pour les origines prolétaires de Poutine et son accession au
pouvoir. Cela l’irrite au plus haut point qu’ils aient eu tous
deux le même grade au sein du KGB. Mais la vraie raison qui se
cache derrière l’antagonisme de Lebedev, c’est que Poutine
poursuit obstinément les oligarques. Ou devrait-on dire « les
persécute » ?
Les oligarques souffrent en effet d’un complexe de persécution :
à leurs yeux, toute interférence, si faible soit-elle, est
profondément injuste. Ils se considèrent comme tout-puissants,
alors qu’ils ne sont que puissants, et se hérissent à la moindre
tentative de limitation de leur pouvoir. Certes, leur argent
leur a donné un pouvoir de vie et de mort, mais ce pouvoir
compromet leur santé mentale. Ils se mettent à prendre au
sérieux les flagorneries de leurs sycophantes. Ils rejettent les
avis de leurs conseillers les plus éprouvés. Ils finissent
seuls et désacés, poursuivis par les lois. Trop de pouvoir
corrompt, et les oligarques russes ont bien plus de pouvoir que
n’en eut jamais aucun des satrapes du temps de Staline.
M. Poutine n’approuve pas que les oligarques se mêlent de
politique. Il ne les punit pas de façon arbitraire ; il ne
réécrit pas non plus les lois pour les viser directement. La
Russie de Poutine permet à ces magnats de passer sans dommage au
travers de beaucoup de choses, mais elle tire un trait devant la
criminalité - parfois. C’est le grand sacrilège de Poutine de
considérer que les oligarques sont comptables de leurs actes
devant la loi. Un tel niveau d’indépendance à leur égard leur a
causé un grand choc. Ils ont beaucoup de mal à se remettre de ce
coup du lapin et à se faire à la nouvelle réalité, si différente
de leur vie de bichons gâtés des années Yeltsine.
Les oligarques se souviennent avec mélancolie du temps où ils
jouissaient impunément du droit de vie et de mort sur tout ce
qui respire, tels les vice-rois des Indes au temps de Clive.
Hélas, les ambitions politiques de M. Lebedev sont restées
insatisfaites. Il a ramené ses hautes visées à un niveau plus
accessible, et a décidé de devenir le maire de Moscou. Et a subi
un échec. Inquiet, il s’est rabattu sur la mairie de Sochi (la
Miami russe). Nouvel échec. Les squales, reniflant l’odeur du
sang, se sont mis à tourner autour de lui et ses brillants
exploits ont fini, quoique tardivement, par attirer sur lui
l’attention des autorités. En particulier, les 300 millions de
$ de fonds publics de sauvetage qui lui ont été attribués pour,
censément, renflouer sa banque. Il a accepté l’argent, mais il
est très vite devenu évident que les coffres de ladite banque
étaient vides, ou plutôt truffés de billets à ordres fictifs.
Ses affaires dans l’industrie aéronautique ont également fait
l’objet d’enquêtes et il semble que l’Etat, actionnaire
principal, s’y soit fait escroquer de main de maître.
En réponse à ces poursuites, l’astucieux Lebedev a fait marcher
sa « police d’assurance » à long terme. S’il avait été juif, il
aurait clamé être victime d’antisémites russes autoritaires,
mais M. Lebedev n’est pas juif russe. Alors, il a prétendu être
persécuté par des voyous du KGB, comme M. Poutine. Cette
assurance l'a certes couvert mais lui a coûté très cher :
pendant des années, il a été obligé de financer plus que
généreusement le journal anti-Poutine Novaya Gazeta, très
lu dans le centre de Moscou et inconnu ailleurs. Pour influencer
aussi le gratin international, il a acheté deux journaux
britanniques, au moyen desquels il s’est ingénié à promouvoir
une nouvelle image de lui comme d’une sorte de Khodorkovsky,
autre pauvre homme riche victime des voyous poutiniens du KGB.
Il a dit avoir été empoisonné comme Litvinenko, mais il a
miraculeusement survécu... Les Britanniques n’ont été que trop
contents de coopérer aux campagnes de propagande de Lebedev ;
leur establishment
était (et est toujours) prêt à soutenir tout et n’importe quoi
qui s’en prenne à Poutine, y compris le mouvement des
séparatistes tchétchènes.
C’est au cours de sa campagne pour la mairie de Moscou que
M.
Lebedev
s’est aperçu de l’existence de
M. Polonsky,
lequel était en bons termes avec le maire en place. A cette
époque, Polonsky était occupé à ériger les deux plus haut
gratte-ciels d’Europe : les Tours Fédération, joyaux de la ville
de Moscou. Polonsky est donc devenu le nouvel objet de la haine
de Lebedev : encore un de ces self-made men
d’origine prolétaire; non, certainement rien d’un pukka
sahib ! Or, c’était le moment opportun pour une mise à mort
rapide et facile, car l’étoile de Polonsky était en train de
dégringoler à toute vitesse.
En effet,
Polonsky
avait fini, lui aussi, par se retrouver dans les ennuis, comme
c’est le cas, tôt ou tard, de tous les oligarques. Il n’avait
pas été assez consciencieux, ni assez prudent. Il avait rejeté
ses fidèles conseillers pour s’entourer de bénis oui-oui. Il
s’était fié à ses intuition au lieu de calculer objectivement
ses chances, et s’était ainsi engagé dans des affaires
impliquant des millions sur une simple tape dans le dos. Ses
partenaires ont pris le large avec des morceaux entiers de son
empire et ses rêves d’honneur samouraï ont été mis en pièces par
le pragmatisme de la nouvelle Russie des affaires.
Il a fait confiance à ses collaborateurs, qui l’ont volé comme
dans un bois. Plus il leur a donné de pouvoir, plus vite ils se
sont esbignés avec son argent. Son capital (estimé à plus de 3
milliards de dollars au sommet de sa prospérité) a commencé à
rétrécir à vue d’oeil; il a eu des problèmes de liquidités et
des difficultés à mener à terme ses projets les plus ambitieux.
Les petites gens qui y avaient investi leurs économies en ont
ressenti une colère justifiée.
C’est à ce moment-là que l’ingénieux
Lebedev
a dévoilé le tour qu’il avait imaginé pour détruire Polonsky. Le
nabab des médias s’est tout simplement mis à propager la rumeur
maligne (et apparemment fausse) que les fondations des Tours
Fédération étaient fissurées. Polonsky était déjà sur la
défensive, il avait le dos au mur. Il a eu beau inviter des
journalistes de Moscou à venir vérifier par eux-mêmes, les
laisser déambuler librement à 36 mètres sous terre pour essayer
de localiser les fameuses fissures : ils ont refusé d’admettre
qu’il n’y en avait pas. Il a même offert un million de roubles à
quiconque pourrait en trouver une et personne n’a rien trouvé,
mais la rumeur a persisté, alimentée par M. Lebedev et ses
journaux.
Désormais seul et vacillant,
Polonsky
s’est mis à dire qu’il avait lui-même inventé cette histoire de
fissures pour attirer l’attention du public sur son projet.
Personne n’a gobé cette histoire. Ses projets ont continué à
péricliter, les prédateurs ont continué à s’emparer de ses
lotissements, ses amis ont continué à le piller. Cette histoire
de fissures a fini par fissurer son empire.
Voici donc l’histoire qui se cache derrière la scène des coups
de poings à la télévision. La rencontre devait avoir pour sujet
l’économie mondiale. Ils n’avaient encore échangé que quelques
mots lorsque M. Polonsky n’a pu s’empêcher d’évoquer le
douloureux sujet des fissures. Le monde entier attendait la
réponse de Lebedev. Il a regardé sa victime dans les yeux. Que
pouvait-il ressentir à ce moment précis ? De l'orgueil ? De la
haine ? Quoi qu’il en soit, seul et désaxé, il a envoyé quelques
directs bien ajustés sur la mâchoire de Polonsky. L’ex-commando
assis s’est retrouvé par terre, prouvant ainsi la supériorité
des méthodes d’entraînement du KGB sur celles des Parachutistes.
Le programme télévisé a eu beaucoup de succès. Et après avoir
ravi les spectateurs qui s’étaient préparés à un morne exposé
sur la crise mondiale, il a fait un buzz sur YouTube.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Face à des millions de
téléspectateurs qui venaient de voir l’agression en direct,
Lebedev a nié avoir frappé Polonsky. Debout à l’extérieur
des studios, il a répété avec entêtement, aux journalistes qui
l'interrogeaient : « Je ne l’ai pas touché. C’est lui qui m’a
attaqué, parce que je suis opposé à Poutine ! » Oui, Lebedev est
incroyable ; il est prêt à nier n’importe quoi. Il y a des
années, il s’est démené pour faire interdire les jeux de hasard
à Saint-Petersbourg. Noble but s’il en fut. Quand il est devenu
de notoriété publique que sa banque avait massivement investi
dans les jeux de loterie (le principal concurrent des machines à
sous), Lebedev a nié mordicus toute implication personnelle.
Même après que le dirigeant de sa banque ait prouvé, sans
l’ombre d’un doute, que cette stratégie était l’idée de Lebedev
en personne, il a continué à nier être au courant, sans battre
un cil. Je me demande si James Bond serait capable d’en faire
autant.
Pendant la course à la mairie de Moscou, Lebedev a acheté un
journal (le Moscow Correspondent). Il en a fait une
machine de guerre. Laquelle a aussitôt fait courir une rumeur
diffamatoire selon laquelle M. Poutine serait impliqué dans une
affaire extra-conjugale. Lebedev ne s’attendait pas à la
réaction de Poutine. D’ordinaire assez tolérant à l’égard des
rumeurs, accusations et attaques diverses, le président russe a
piqué une colère mémorable. Effrayé, Lebedev a fermé le journal,
viré le rédacteur en chef et déclaré à l’antenne que cet article
sans fondement était l’œuvre du maire de Moscou qui avait obtenu
sa publication contre un pot-de-vin versé au rédacteur en chef.
Ce mensonge éhonté a coûté au malheureux journaliste sa
carrière : Lebedev ne s’est jamais rétracté.
Depuis l’agression télévisée, on a très souvent demandé à
Lebedev pourquoi il s’était conduit de la sorte. Certaines de
ses explications sont tellement délirantes qu’on a du mal à
croire qu’il ait voulu les faire passer pour vraies. La palme
revient certainement à : « Je pensais que j’allais devenir un
héros populaire parce que j’avais mis à terre ce détestable
oligarque. ». N’est-ce pas merveilleux, venant de sa part !
Polonsky semble quant à lui sincèrement en peine d’explications.
Non seulement Lebedev a refusé de s’excuser, mais il continue de
nier ce qu’il a fait. Réclame-t-il l’irresponsabilité pénale
pour troubles psychiques ? Il est plus probable qu’il réclame le
droit primordial de son pouvoir oligarchique : l’impunité.
Polonsky n’a retiré aucun avantage de son humiliation publique.
En réalité, cette affaire n’a fait que mettre encore plus à mal
sa réputation d’homme d’affaires, déjà fragilisée, et un projet
qu’il avait à Londres a capoté peu de temps après C’est pour
cette raison qu’il a décidé de poursuivre Lebedev au civil
devant un tribunal londonien, avant de se retirer dans son île
cambodgienne, d’où il poste chaque jour sur Facebook ses prises
de barracudas.
Presque une année s’est passée avant que les meules extrêmement
lentes de la justice criminelle russe se mettent en branle à
l 'encontre de M. Lebedev, mais en fin de compte, elle poursuit
le baron des médias sous les inculpations de « hooliganisme » et
de « voies de fait ». Les avocats de Lebedev prétendent que leur
client s’est senti menacé et qu’il a dû se défendre. Lebedev
(sans battre un cil) clame qu’il est persécuté par le foutu
régime de Poutine à cause de son « amour pour la liberté ».
Quelqu’un qui ment comme un arracheur de dents est toujours plus
amusant qu’une ingénue, même de talent, et nous ne serons donc
pas surpris si M. Lebedev s’en tire avec une petite tape sur les
doigts. Tout ça pour dire que le régime de Poutine est bien
clément avec les oligarques. Toutefois, cette affaire n’est pas
terminée. Nous attendons l’élévation de M. Lebedev au rang de
voix de la
conscience russe.
Avec l’aide de ses pisse-copies britanniques, cela ne devrait
pas poser de problème.
L'auteur se trouve à Moscou. On peut lui écrire à l’adresse
adam@israelshamir.net
Traduction de Kahem
pour Les Grosses Orchades
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