Wikileaks trace sa route à l'Est
par ISRAEL SHAMIR
http://www.plumenclume.net/articles.php?pg=art1497
(A
propos de
Mediastan, A Wikileaks Road Movie.
long-métrage présenté au premier London Raindance Film Festival, puis à Moscou
lors d'un autre festival, la semaine suivante.
Cinq
journalistes dans leur trentième printemps traversent, en bande hétéroclite et
en voiture, les déserts et les hauts plateaux d'Asie centrale. On retient son
souffle dans des tunnels de cauchemar, on dérape dans les virages pentus et on
négocie le droit de passage avec des troupeaux de moutons sur des routes de
campagne, entre deux capitales de la liberté d'expression et de ses limites.
Le
road movie
par excellence, on pense à Easy Rider de Wim Wenders, mais le montage est
bien meilleur.
On découvre vite
que ce voyage n'est pas une partie de plaisir. Ces jeunes gens ont été expédiés
au bout du monde par le génial et inclassable Julian Assange, qui tel un prince
de légende est en captivité au château de Ellingham, au pays des Angles de l'Est
(les événements se situent il y a deux ans, avant qu'il ait réussi à trouver
refuge à l'ambassade d'Equateur) Il vit toute l'aventure par procuration,
enfermé dans le manoir. Il apparaît furtivement dans le film, et donne lieu à
une scène de marche nocturne dans les bois qui est un joyau, parce que le
metteur en scène, Johannes Wahlstrom (le Suédois de la bande) a su traduire
l'urgence et la part décisive d'Assange, personnellement, dans l'affaire
Wikileaks, en langage cinématographique. Assange discute avec l'équipe de
montage par skype, et il débat avec ses camarades sur les objectifs du projet.
C'est ainsi que nous apprenons que le but de l'expédition est de répandre
jusqu'aux confins de l'univers les câbles du Département d'État adroitement
soustraits par le sergent Manning, pour que les habitants sachent la vérité,
sachent comment le pouvoir impérial les perçoit. Il s'agit de les libérer par la
vérité, mais ils ont besoin pour cela d'un médiateur, les médiats.
Quelqu'un doit
choisir, traduire, expliquer, mettre en forme et publier les câbles, pour qu'ils
atteignent le public ciblé. Les missionnaires d'Assange rencontrent des
directeurs de journaux, d'agences de presse et de stations de radio, et leur
offrent leur précieux trésor, aussi tentant que dangereux, gratuitement. La
plupart d'entre eux refusent le cadeau. Ils sont étroitement liés à la structure
du pouvoir américain, qui déploie ses tentacules impériaux jusqu'aux régions les
plus reculées. Certains acceptent les câbles, mais nous ne saurons pas s'ils en
feront jamais le moindre usage (personnellement, j'ai eu plus de chance en les
répandant à travers la Russie, où les médiats sont réactifs et où le sentiment
anti-américain est vivace. Nos voyageurs acceptent facilement de reconnaître que
la presse de l'Asie centrale est loin d 'être libre, mais ils découvriront aussi,
au détour des imprévus, traités avec subtilité, que les puissants médiats
occidentaux sont tout aussi corrompus.
Ils sillonnent
donc le Tadjikistan, le Turkménistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan,
l'Afghanistan et ils font connaissance avec les médiats locaux, d'où le titre
Mediastan. Nos voyageurs apprennent ainsi que les USA payent très
régulièrement ces organes pour qu'ils publient des articles qui leur soient
favorables. Certains de ces articles paraissent d'abord en Russie, et sont
repris dans des publications locales, de sorte qu'ils en paraissent plus
respectables.
D'ailleurs, un
certain nombre d'éditorialistes résident en fait aux USA et dirigent de là-bas
leurs publications. Au Turkménistan effarouché, on visite le bureau d'un journal
important: chaque numéro comporte une photo du président en quadrichromie et en
page de titre, et quand il reçoit ses visiteurs, le patron leur explique qu'il
ne veut pas d'ennuis. Puis nous quittons son bureau et parcourons Ashgabat,
ville reconstruite, rêve d'architecte tout en marbre et larges avenues
impeccables. Il semblerait que toute la rente du gaz naturel n'ait pas été
siphonnée vers des banques étrangères, ce qui fait bien plaisir, mais
malheureusement, nos visiteurs se font reconduire à la frontière, à titre
préventif.
Au Kazakhstan,
ils rencontrent les ouvriers du pétrole de Zhanaozen, qui se remettent tout
juste d'une longue grève de la faim: pas un journal n'y a envoyé de reporter
jusque passé un mois, après qu'ils aient été dispersés à balles réelles. Une
douzaine de grévistes ont été tués, bien d'autres blessés, et encore plus
emprisonnés. Cette séquence est remarquable pour ce qu'elle transmet des affres
vécues par les ouvriers et de leurs revendications, avant que la répression
violente s'abatte sur eux. Même après coup, le drame des ouvriers du pétrole a
été très peu montré, par ce qu'ils travaillaient pour des compagnies pétrolières
occidentales, et que le président, M. Nazarbaïev, est considéré comme
pro-occidental. Pour les médiats mainstream, les gay pride sont des
événements autrement plus importants qu'une grève de la faim de travailleurs.
(1)
Nos
globetrotteurs rencontrent aussi un autre personnage révélé par l'un des
exploits de Wikileaks, un prisonnier de Guantanamo relâché récemment. Wikileaks
avait publié son dossier secret à la CIA, parmi d'autres. Ce grand bonhomme
barbu et sinistre a passé cinq ans dans ce camp de l'horreur: il raconte sa vie
dans les limbes, et notre petite bande lui révèle pourquoi il avait été
séquestré, car, comme Edmond Dantès dans Le comte de Montecristo, les
prisonniers de Guantanamo ne sont jamais mis au courant de ce qu'on leur
reproche. Quand il apprend qu'il vient de faire son interminable séjour là-bas
simplement parce que les interrogateurs américains voulaient qu'il leur parle de
l'humeur des réfugiés Tadjiks en Afghanistan, il explose: "ils n'avaient qu'à me
le demander et me laisser repartir!" s'écrie-t-il.
L'épisode afghan
est comme une parenthèse, mais cela fait partie du charme des road movies:
le réalisateur peut caser avec grâce des séquences quelque peu disparates. Dans
le nord de l'Afghanistan occupé, nos chevaliers du désert visitent un camp
suédois, où le chargé de presse leur avoue qu'il n'a aucune idée de la raison
pour laquelle ils sont là, au premier rang. Les Afghans veulent qu'ils s'en
aillent, parce que les Suédois ne distribuent pas de pots de vin. Nous
découvrons que sous la pression américaine, les Suédois pratiquent quand même
quelque chose qui y ressemble, simplement pour pouvoir rester. Il s'agit, pour
les Américains, d'impressionner les locaux avec la bonne volonté des Suédois,
sans que cela leur coûte rien à eux.
Il y a un
épisode comique, quand Johannes tente de fourguer ses câbles fuités au patron de
la "radio libre" du coin, c'est à dire l'antenne locale du réseau de propagande
US, de propriété américaine et généreusement financée par les mêmes. On
l'informe solennellement que Radio Liberté jouit d'une totale liberté
d'expression, peut discuter de tous les sujets, et ignore la censure. Il aurait
aussi bien pu offrir ses câbles directement à l'ambassade US...
2
Le royaume de
Mediastan ne se borne pas aux hautes cimes, il s'étend jusqu'aux rives de
l'Hudson et de la Tamise, car c'est là que Wahlstrom rencontre deux lascars qui
trônent tout en haut de la chaîne alimentaire médiatique: à Londres,
l'éditorialiste en chef du Guardian, Alan Rusbridger, et à New York,
celui qui faisait la loi au New York Times à ce moment, Bill Keller. Tous
les deux sont doux, patelins et polis, suaves et botoxés, et ils ont des
réponses toutes prêtes, mais ils sont aussi rampants devant le pouvoir que le
dernier des pontes d'une feuille de chou locale.
Le Guardian
a joué un sale rôle dans l'histoire de Wikileaks, et ils semblent bien vouloir
refaire le coup avec Snowden. (2) Ils ont publié ses rapports, après les avoir
corrigés à la sauce NBA, l'ont poussé à révéler son identité, moyennant quoi ils
ont boosté leur réputation de gens de gauche, et au final, ont mandaté leur
propre agent, Luke Harding, pour qu'il écrive un livre qui le mettra
probablement en pièces. Ils y ont déjà gagné la bienveillance des services
d'intelligence, des lecteurs qui leur font confiance, et ils pourraient bien
finir par détruire leur victime.
C'est ce qu'ils
ont fait avec Julian Assange: ils ont tiré parti de ses dépêches, les ont
trafiquées et censurées pour les rendre compatibles avec la stratégie de leurs
patrons, puis ont publié sur son compte des tombereaux d'ordures, tous les
ragots qu'ils ont pu trouver, ils l'ont décrié tant et plus. Le New York
Times a été encore plus sordide, dans la mesure où il n'a pas cessé de
collaborer avec la CIA et le Pentagone, et a pleinement joué sa partition dans
la chasse aux sorcières contre Assange.
Mais les
lecteurs de CounterPunch ont pu suivre sa saga exceptionnelle en temps
réel, depuis le début (3), probablement mieux que personne, mieux que par la
grande presse ou les bloggeurs. Ils ont appris comment les câbles ont été
publiés (4), comment le Guardian a calomnié Assange (ils ont reçu des
notes confidentielles de la police suédoise et en ont biaisé le contenu).
Lorsque, quelques mois plus tard, ces documents ont été rendus publics, un site
suédois a écrit: "les pesants ragots publiés surtout par le toxique Nick Davies
du Guardian ne tiennent plus debout.
Le rapport de Nick
Davies sur les procès-verbaux était une manipulation."
Le Guardian
avait fait des chapeaux tendancieux sur les câbles obtenus par Bradley Manning
et répandus par Assange. Les gens ne lisent guère au-delà des titres, de sorte
que le Guardian à son habitude s'est permis d'attribuer à Wikileaks
certaines remarques de représentants officiels des US, le plus souvent destinés
à miner l'image de la Russie et à priver son président de légitimité. (5) C'est
seulement maintenant que nous comprenons ces attaques infatigables contre
Poutine, le seul qui a eu assez de volonté pour mettre un frein à l'attaque qui
menaçait la Syrie, et signer ainsi la fin de l'hégémonie américaine.
Les câbles
d'Asie centrale étaient plus intéressants que les autres, dans la mesure où les
ambassadeurs US dans la région ne se méfiaient pas, et s'exprimaient
franchement, en toute brutalité, dans leurs communications avec le Département
d'État. Le Guardian a délibérément expurgé une bonne part des câbles
publiés afin de cacher les preuves de corruption par les firmes occidentales en
Asie Centrale, comme les lecteurs de CounterPunch ont pu le lire dans un
article qui est difficile à retrouver sur Google (quelle surprise!) (6).
Wahlsrom demande à Alan Rusbridger pourquoi il a effacé les noms des généreux
donateurs, et reçoit une réponse formelle: ce sont des gens très riches et ils
pourraient nous faire un procès.
3
Le film sort
juste au même moment que Le Cinquième Pouvoir, The Fifth Estate,
le film d'Hollywood sur le même sujet. Ce n'est pas une coïncidence: Julian
Assange était très ennuyé par le projet de Hollywood et il l'a dit ouvertement
au producteur, au réalisateur et à l'acteur qui jouait son rôle.
Il a judicieusement
décidé de ne pas se mêler du projet Mediastan, de façon à laisser à
Wahlstrom toute son indépendance.
Ce n'est donc
pas un film de groupies sur leur gourou: le personnage central n'est pas Assange
mais les médiats.
Si bien que les
deux films sont fort différents. L'un se base sur le récit du collaborateur
d'Assange devenu depuis son ennemi et ambitieux rival Daniel Domscheit-Berg, et
a bénéficié d'un budget exceptionnel de 40 millions de dollars, bien au-dessus
de la moyenne, alors que Mediastan, est l'oeuvre du jeune réalisateur
Johannes Wahlstrom, un ami d'Assange, avec un budget étriqué, entièrement sorti
de sa poche fort plate; le chef opérateur et les autres membres du groupe,
passionnés mais sans ressources, ont travaillé pour rien. Et malgré tout, ils
ont réussi à produire un thriller puissant et qui hantera longtemps les gens qui
réfléchissent, car il s'agit d'une quête épique sur un sujet épineux: comment
insuffler la vérité vitale à ceux qui n'en veulent pas.
Le film occupe
une niche bien particulière en tant que documentaire qui se sert de toutes les
ressources du film de fiction: dynamique, ficelé serré, débordant de nuances, un
régal pour l'œil et pour satisfaire la faim de réflexion. La photographie est
splendide, on la doit au virtuose russe de la caméra, Fédor Lyass (Théo pour les
intimes), le chef opérateur aux manettes du grand succès récent du cinéma russe
Dukhless
(7). Le
réalisateur Johannes Wahlstrom – (je n'ose pas dire tout le bien que j'en pense,
parce que c'est mon fils, je l'avoue) a grandi en Israël, puis a suivi sa mère
en Suède à l'âge de douze ans. C'est son premier long-métrage: il avait
travaillé pour la télé suédoise et lancé un magazine. Il fait partie de ces
braves jeunes gens décidés à arrimer le monde à la vérité, à l'arracher à la
drogue du mensonge.
Je vous invite à
voir ce film, pour le plaisir sauvage de voir ces visages âpres et juvéniles sur
fond de paysages à couper le souffle, et d'en apprendre plus sur la façon dont
Wikileaks a changé le monde.
Israel Shamir
vit à Moscou
adam@israelshamir.net
Traduction:
Maria Poumier1)(_._,_.___
Notes:
(1) Le Monde
Diplomatique a rendu compte de cette grève de la faim dans"L'or noir et la
colère"
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/05/GENTE/47656
(2) Voir
l'article de Shamir "Snowden à Moscou",
http://www.israelshamir.net/French/Snowden-Fr.htm
(3) Voir
l'article de Shamir: "Assange pourchassé, Les
étonnantes aventures de Capitaine Neo négocient un virage prononcé vers le pire…"
http://www.plumenclume.net/articles.php?pg=art794, septembre 2010.
(4) Voir
l'article de Shamir 'A bord du vaisseau Cablegate, Wikileaks dans les entrailles
de l'empire"
http://www.israelshamir.net/French/cablegate-fr.htm
(5) Autre
article de Shamir sur les actions entreprises pour diffamer Julian Assange, voir
"Assange agent du Mossad! ou Oignon cru en Iran",
http://www.israelshamir.net/French/OignonsFR.htm
(6) Voir
l'article de Shamir "Le Guardian déforme et censure les dépêches de Wikileaks"
http://www.israelshamir.net/French/GuardianAstanaFr.htm
(7) Film de Roman
Prygunov, septembre 2012, voir
http://evasion-graph-coco.over-blog.com/dukhless-soulless
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