Une perspective depuis le
palais Livadia
http://www.counterpunch.org/2012/11/30/a-view-from-livadia-palace/
par Israel Shamir et le prof. Hemming
J'avais eu du mal à conduire jusqu'au somptueux palais Livadia à
la blancheur éclatante. Jadis résidence royale d'été édifiée par
le dernier tsar de Russie, qui s'y rendait souvent, il se dresse
en haut d'une pente assez raide, au milieu d'un parc spacieux
qui descend jusqu'à la Mer Noire, au loin, et la route n'est pas
rassurante du tout. Mais le détour en vaut la peine, car la vue
est superbe, on embrasse toute la baie de Yalta, les quelques
bateaux au port, et la mer reflétant les montagnes revêtues de
pourpre automnale. J'avais donc tout le palais pour moi, lorsque
je répondis à un appel depuis Washington, reçu en fait grâce au
téléphone portable dans la chambre tapissée de chêne qui avait
jadis été assignée à Roosevelt.
C'est dans ce palace que s'était tenue la conférence historique
de Yalta en février 1945; la table circulaire autour de laquelle
avaient pris place Franklin D Rossosevelt, Winston Churchill et
Joseph Staline est toujours là; il s'y partagèrent le butin de
la guerre et fixèrent l'ordre résultant de la Deuxième Guerre
mondiale qui a tenu près d'un demi siècle. Mon guide "Lonely
Planet" mentionne Livadia come le lieu où Staline a "fait
reculer Churchill." Mais que s'était-il vraiment passé entre
Staline et Churchill? Nous savons que tout de suite après la
guerre, dans son discours de Fulton, Churchill mit en route la
Guerre froide; mais tout le monde ne sait pas que c'était là son
second choix, car son premier choix était une guerre bien réelle
contre la Russie soviétique afin "d'imposer à la Russie la
volonté des USA et de l'empire britannique", projet explicite.
Il y a des découvertes historiques qu'il faut rappeler
constamment, parce quelles n'ont pas encore pénétré dans notre
perception commune du monde. L'une des révélations de ce genre
qui ne doit jamais être oubliée est l'histoire bien cachée de
l'ultime tricherie prévue en 1945: après quatre ans de guerre
terrifiante, lorsque les alliés venaient juste de battre Hitler,
le premier ministre britannique Winston Churchill préparait une
attaque surprie contre son allié de la veille, la Russie, en
coalition avec les troupes nazies de la Wehrmacht allemande.
L'assaut surprise contre les Russes aurait dû commencer tout
près de Dresde le 1 er juillet 1945.
Churchill essaya d'utiliser, outre 47 divisions britanniques et
américaines, dix divisions allemandes de choc qu'il n'avait pas
désarmées afin de pouvoir les renvoyer sur le front est pour
attaquer les Russkoff. Churchill avait hâte de déclencher cet
assaut sur l'armée de Moscou, sans déclaration de guerre, comme
l'avait fait, en toute perfidie, Hitler en 1941. Sir Alan
Brooke, officier à la tête de l'armée britannique dit de
Churchill qu'il était "impatient de se jeter dans une nouvelle
guerre."
Staline eut connaissance du plan, et cela confirma ses pires
attentes quant aux intentions britanniques; cela lui fit
renforcer sa main mise sur l'Europe orientale, et contribua à le
rendre encore plus implacable. Après mûre réflexion, le
président Truman refusa de donner à Churchill son soutien: la
guerre contre le Japon était encore loin d'être finie, la bombe
atomique n'était pas encore opérationnelle, et il avait besoin
de l'aide soviétique. (Peut-être que Roosevelt l'aurait rejeté
plus rapidement, mais il mourut peu de temps après Yalta).
"L'opération impensable" avorta, fut archivée et dormit sur une
étagère durant de longues années, jusqu'au jour où elle fut
livrée au public en 1998.
En mai 1945, les Britanniques se gardèrent de désactiver quelque
700.000 soldats allemands et officiers. Les Allemands rendirent
les armes, mais celles-ci furent stockées, et non détruites, sur
ordre explicite de Churchill, qui essaya de réarmer les
Allemands et de les lâcher après les Russes. Le gouverneur
militaire britannique Montgomery expliqua dans ses Notes sur
l'occupation de l'Allemagne que les unités allemandes n'étaient
pas dispersées parce que "ne nous ne savions pas où les mettre
si on les relâchait dans la nature, et nous ne pouvions pas les
surveiller s'ils se dispersaient". Pire encore, les Anglais
n'auraient pas pu s'en servir comme de travailleurs esclaves et
les affamer, s'ils étaient considérés prisonniers de guerre ("Il
aurait fallu les nourrir, ce qui voulait dire leur fournir des
rations à grande échelle"). Cette explication ne tient guère,
mais dans une note manuscrite qu'il a laissé derrière lui il
donnait une raison encore pire: Churchill "m'a ordonné de ne pas
détruire les armes des deux millions d'Allemands qui s'étaient
rendus à Lunebourg Heath le 4 mai. Il faut tout garder, nous
pourrions avoir à combattre les Russes avec une assistance
allemande".
L'histoire complète a été publiée par David Reynolds dans son
étude sur la Seconde guerre mondiale (il avait remarqué que
Churchill omettait ce chapitre dans ses Mémoires). Les documents
originaux ont été publiés par les archives nationales
britanniques et ont été plus ou moins repris sur le web, et
transcrits sur un excellent blog:
http://howitreallywas.typepad.com/ . Mais l'histoire n'a pas
encore atteint la conscience collective au même niveau que les
accusations contre les Soviétiques, qui constituent une bonne
part du décor de notre vision historique. Nous savons tous que
Staline avait passé un accord avec Hitler avant la guerre, et
qu'il a gardé l'Europe de l'Est sous contrôle après la guerre.
Mais on ne nous donne pas le récit des circonstances de la
chose. Même ceux qui ont entendu parler de l'opération
"Impensable" soupçonnent en général que c'est juste un exemple
de propagande staliniste.
C'est pourtant ce qui explique pourquoi Staline considérait
Churchill, dans les années 1930, comme un ennemi encore plus
implacable des Soviétiques que Hitler, et pourquoi il était prêt
pour le pacte Molotov Ribbentrop. Il comprenait Churchill mieux
que beaucoup de ses contemporains, et il connaissait sa haine
pathologique du communisme.
Lorsque la Première Guerre mondiale prit fin en novembre 1918,
Churchill avait proposé une nouvelle politique: "Liquider les
bolchos et caresser les Huns dans le sens du poil" (ces
remarques sont citées par son hagiographe sir Martin Gilbert).
En avril 1919, Churchill faisait allusion aux "objectifs
infra-humains" des communistes de Moscou, et particulièrement
aux "millions d'Asiatiques" de Trotski. La montée du fascisme ne
changea rien à sa façon de penser. En 1937, lorsque les lois de
Nuremberg étaient déjà en place, il proclama à la Chambre des
Communes: "je ne prétendrais pas, si je devais choisir entre
communisme et nazisme, que je choisirais le communisme". Les
communistes étaient des "babouins", mais Adolf Hitler
"s'inscrirait dans l'histoire comme celui qui avait restauré
l'honneur et la paix de l'esprit dans la grande nation
germanique." En 1943, il suppliait Benito Mussolini d'arracher
l'Italie aux communistes, et dit que "les grandes routes de
Mussolini resteront comme un monument à la gloire de son pouvoir
personnel et de son long règne." Cette remarque, il l'avait
gravée pour l'éternité en la casant dans le cinquième volume
intitulé "L'anneau se referme" de son histoire en plusieurs
tomes de la Seconde Guerre mondiale.
Churchill considérait le communisme comme un "complot juif"; son
amour pour le sionisme était en partie fondé sur sa croyance que
les sionistes sauraient extirper les idées communistes de la
mentalité juive. En 1920, bien avant Henry Ford, il parlait du
juif international: "cet élan parmi les juifs n'est pas nouveau.
Depuis l'époque de Spartacus Weishaupt (1798), jusqu'à l'époque
de Karl Marx, puis sa descendance chez Trotski (en Russie), Bela
Kun (en Hongrie), Rosa Luxembourg (en Allemagne) et Emma Goldman
(aux USA), cette conspiration mondiale pour en finir avec la
civilisation et reconstruire la société sur la base d'un
développement bloqué, qui a sa source dans une malignité
envieuse, et un rêve impossible d'égalité, n'a pas cessé de
croître. Ils sont devenus pratiquement les maîtres indisputés de
cet énorme empire (la Russie)". Hitler ne faisait donc que
plagier Churchill…
Si Churchill avait pu suivre son idée, qui sait comment cela
aurait fini, et combien d'autres personnes auraient été tuées?
L'armée rouge avait quatre fois plus de soldats et deux fois
plus de tanks que les Anglais et les Américains réunis. Une
armée entraînée sur les champs de bataille, bien équipée, et qui
venait de prendre deux mois de repos. Il est probable que les
Russes auraient été capables de refaire la geste de 1815 et de
libérer la France avec le soutien de son mouvement communiste
puissant. Ou bien les Soviétiques auraient été repoussés jusque
dans leurs frontières, la Pologne aurait rejoint l'Otan en 1945
au lie d'attendre 1995. Le président US fit échouer le plan de
Churchill; Truman était bien l'assassin de masse d'Hiroshima,
mais il n'était pas d'humeur suicidaire.
En 1945, Churchill redoutait que les Russes continuent leur
marche vers l'ouest, jusqu'en France et jusqu'à la Manche. Voilà
l'explication du son opération "Impensable". Pourtant, Joseph
Staline était scrupuleusement droit dans ses négociations avec
l'Occident; non seulement il n'envoya pas ses tanks vers
l'Ouest, mais il ne franchit jamais les lignes établies dans le
palais Livadia par la conférence de Yalta en février 1945.
Il n'offrit pas de soutien aux communistes grecs qui étaient
tout près de la victoire et qui auraient gagné si les
Britanniques n'étaient pas intervenus. Les Grecs supplièrent
Staline de leur envoyer de l'aide, mais il leur répondit qu'il
avait donné sa parole à Churchill: "les Russes auront 90% de
pouvoir en Rroumanie, les Britanniques 90% en Grèce, et ce sera
50/50 en Yougoslavie." Il 'aida pas les communistes français ni
italiens, et retira ses troupes d'Iran. Il était un allié de
toute confiance, même avec des gens qui n'étaient absolument pas
fiables. Ce n'était pas un adepte de la démocratie
parlementaire, mais ses partenaires les dirigeants anglo
-américains non plus; ils acceptaient la démocratie seulement
quand les résultats leur convenaient; ils empêchaient la
victoire communiste par les armes, il bloquait la victoire
anti-communiste par les mêmes moyens.
Ainsi donc la félonie de Churchill ne lui fut pas indispensable
pour atteindre ses objectifs initiaux. Il est probable que les
soldats anglais et américains n'auraient pas compris l'idée de
combattre les Russes pour la victoire desquels ils avaient prié
à peine quelques semaines plus tôt, ces mêmes Russes qui les
avaient sauvés alors que la contre-offensive allemande dans les
Ardennes était sur le point de refouler leurs armées jusqu'à
Dunkerke. Heureusement, cela ne déboucha pas sur un procès: le
peuple anglais vota contre le vieux fauteur de guerres.
L'idée d'utiliser le potentiel militaire allemand et nazi contre
les rouges ne disparut pas, cependant. Dans un morceau de
bravoure au titre provocant "Comment les nazis ont gagné la
guerre", Noam Chomsky a écrit sur "le Département d'Etat et le
renseignement britannique qui prirent avec eux certains parmi
les pires criminels nazis et les utilisèrent, tout d'abord en
Europe. C'est ainsi que Klaus Barbie, le boucher de Lyon, fut
récupéré par le renseignement US et remis au travail."
"Le général Reinhard Gehlen était le chef du renseignement
militaire allemand sur le front de l'est. C'est là où se
passaient les véritables crimes de guerre. Maintenant nous
parlons d'Auschwitz et d'autres camps de la mort. Gehlen et son
réseau d'espions et de terroristes furent rapidement récupérés
par les services américains, et reprirent les mêmes rôles pour
l'essentiel.
C'était un accroc dans les accords de Yalta, parmi bien d'autres
commis par l'Occident.
"Recruter des criminels de guerre nazis et les sauver était très
mal, mais imiter leurs activités, c'est pire." L'objectif des US
et de l'Angleterre, écrit Chomsky, c'était de" détruire la
résistance anti-fasciste et de restaurer l'ordre traditionnel,
essentiellement fasciste, celui du pouvoir."
"En Corée, restaurer l'ordre traditionnel signifia faire périr
environ 100 000 personnes à la fin des années 1940, avant que la
guerre de Corée commençât. En Grèce, cela signifia briser la
résistance anti-nazi et restaurer le pouvoir de collaborateurs
du nazisme. Lors que troupes anglaises et américaines arrivèrent
en Italie du sud, ils réinstallèrent les industrialistes,
l'ordre fasciste. Mais le gros problème survint lorsque les
troupes arrivèrent au nord, que la résistance italienne avait
déjà libérée. La vie avait repris, l'industrie tournait à
nouveau. Nous avons dû démanteler tout cela et restaurer
l'ancien pouvoir."
"Ensuite nous les Américains avons travaillé à détruire le
processus démocratique. La gauche allait visiblement gagner les
élections; elle avait beaucoup de prestige dans la résistance,
et l'ordre traditionnel conservateur était discrédité. Les US ne
pouvaient tolérer cette situation. Dès sa première réunion, le
National Security Council décida de refuser de fournir des
vivres et d'utiliser d'autres moyens de pression pour saboter
les élections"
Mais si les communistes avaient gagné quand même? Dans son
premier rapport, NSC1, le Conseil fit des plans dans l'hypothèse
où cela se produirait: les US déclareraient l'état d'urgence
dans tout le pays, mettraient la Sixième Flotte en alerte sur la
Méditerranée, et soutiendraient des activités paramilitaires
pour renverser le gouvernement italien. C'est un patron qui a
été réactivé dans bien d'autres cas. Si vous observez la France,
l'Allemagne, le Japon, vous verrez que l'histoire s'est répétée
à peu près de la même façon.
Selon Chomsky, les US et les Britanniques étaient avant tout
hostiles au communisme. Les nazis étaient au second rang des
régimes qu'ils détestaient. Même si aujourd'hui le racisme et
considéré comme une impasse, il n'y pas de raison d'assumer que
l'Allemagne nazie était beaucoup plus raciste que l'Angleterre
ou les USA. Aux US, le mariage entre noirs et blancs était
illégal ou considéré criminel jusqu'à une date récente; le
lynchage des noirs était chose courante; Les Anglais
pratiquèrent le nettoyage ethnique dans le monde entier, de
l'Irlande à l'Inde. L'URSS était le seul grand État non raciste,
dirigé, aux côtés des Russes, par des Géorgienbs, des Juifs, des
Arméniens et des Polonais. Les mariages mixtes étaient
encouragés, et une sorte de multiculturalisme était la doctrine
opérationnelle. Mais ce qui était impardonnable, c'était
par-dessus tout le communisme.
Même si Churchill n'envoya pas la Wehrmacht attaquer les Russes
en 1945, la transition vers la Guerre froide fut sanglante. En
Ukraine, les US soutenaient et armaient les nationalistes
pro-nazis pendant les années qui suivirent. Et même
l'atomisation d'Hiroshima peut être vue comme le premier acte de
la Guerre froide, d'après le New Scientist: "la décision US de
lâcher des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945
fut conçue comme le coup d'envoi de la Guerre froide plutôt que
comme le point d'orgue de la Seconde Guerre, selon deux
historiens spécialistes du nucléaire qui disent qu'ils ont de
nouvelles preuves qui étayent la théorie controversée.
Tuer 200 000 personnes il y a 60 ans devait servir à faire
impression sur l'Union soviétique plus qu'à achever le Japon,
disent-ils. Et le président US qui prit la décision, Harry
Truman, en fut le coupable, ajoutent-ils.
Si c'est le cas, la guerre de l'OTAN en 1999 contre la
Yougoslave peut être analysée comme l'une des dernières guerres
contre les restes de communisme; ce que nous observons en ce
moment en Syrie est une opération de nettoyage, parce que le
régime syrien est socialiste dans une certaine mesure.
Cependant, je voudrais dire que parmi les historiens russes
modernes cette théorie, selon laquelle les politiques
occidentales étaient sous-tendues par un violent anti-communisme
idéologique, a été mise en doute et même niée, pour une bonne
raison: à 60 miles de Livadia se trouve la forteresse de
Sébastopol, où les forces britanniques et françaises tentèrent
de soumettre les Russes tsaristes non communistes dans les
années 1850; et la baie de Yalta reçut la visite des navires de
guerre US en 2008 durant la confrontation entre la Géorgie
pro-occidentale et la fort peu communiste Russie de Poutine.
Devrait-on expliquer cela par la lutte géopolitique pour occuper
le centre (Heartland), comme le fait Mackinder, ou par le
raisonnement théologique selon lequel la chrétienté orthodoxe
fait face à l'attaque des hérétiques? ou par le concept
chomskien du noyau contre la périphérie? La réponse dépasse
l'horizon de cet article.
Les Russes restent les Russes, qu'ils soient communistes,
orthodoxes chrétiens ou un simple Etat du Rimland qui ne se
soumet pas au centre ; Joseph Staline était celui qui en avait
la charge à cette époque; c'était un homme dur, mais qui avait
une rude tâche à accomplir, avec un peuple rude. Le blanc palace
de Livadia est particulièrement indiqué pour contempler ces
événements historiques décisifs.
[Documentation et idée du professeur Hemming] L'auteur se trouve
en Crimée et on peut lui écrire à l'adresse
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
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