La gauche, la
droite et Mammon
Réflexions à partir du livre de
Kerry Bolton "La révolution par le haut, ou la fabrication de la dissidence dans
le Nouvel Ordre Mondial" (Revolution from above, or Manufacturing Dissent in the
New World Order, éd. Arktos, Grande Bretagne, 2012)
par Israël Adam Shamir
La
gauche, y compris la gauche communiste, est manipulée par les super-riches dans
leur propre intérêt. Ceux-ci conspirent pour détruire la tradition et créer un
ordre collectiviste et despotique, à l'échelle mondiale, soumis à leur férule,
et la gauche n'est qu'un ramassis d'idiots utiles pour ces grippe-tout assoiffés
de pouvoir politique. Voilà la thèse du nouvel ouvrage de Kerry Bolton "La
révolution par le haut", publié par la maison traditionaliste Arktos (qui publie
également Evola et Alain de Benoist). Bolton nous sort tout un tas de chiffres
et de numéros de compte en banque (enfin, presque) pour prouver que le
féminisme, le communisme, les révolutions orange, le mouvement gay et autres
dissidences recuites sont tous sponsorisés par les oligarques, que ce soit Soros
ou Rockefeller.
C'est
de la même farine que les célèbres Protocoles, dont les auteurs prétendaient que
la gauche, les révolutionnaires et les dissidents émargent sur les fiches de
paie des banquiers. Mais les Protocoles pointaient les juifs comme les
conspirateurs ultimes et l'église comme la victime ou le dernier rempart contre
les conspirateurs. Bolton ne va pas jusque là, son discours est dûment aseptisé
et laïcisé: point de mention de juifs ni d'église (ce qui en soi est suspect,
dans la mesure où l'auteur est un théologien patenté), mais à la base, c'est
donc la même litanie de droite qui revient, juste un peu plus ennuyeuse que les
versions antérieures.
D'accord, une partie des accusations de Bolton se justifie, mais son parti pris
mine l'ensemble. Certes, la guerre de la gauche contre la famille, l'église et
la tradition pourraient bien contribuer au triomphe des nantis. Mais que fait la
droite? C'est la droite capitaliste qui détruit l'essence de la famille, de
l'église et de la tradition, tout en les brandissant du bout des doigts. La
gauche a des accès de flirt avec Mammon, aujourd'hui comme hier, mais à droite
c'est une relation incestueuse systématique. Les riches lâchent la bride aux
dissidents de gauche sur des questions mineures parce qu'ils veulent les mater,
comme on jette des sucres aux chiens de garde pour qu'ils arrêtent de montrer
les dents. Les gauchistes méritent souvent notre mépris, mais les droitistes
sont pires.
Un
traditionnaliste ne devrait pas commettre une faute aussi grave. J'ai un faible
pour les traditionnalistes et les conservateurs radicaux, les disciples de René
Guénon, de Julius Evola ou d'Alexandre Douguine. Ils sont radicalement contre le
mammonisme, le culte des richesses. Et ils sont tellement extrémistes que
l'extrême gauche peut parfaitement fraterniser avec eux. Ils ont perdu la
bataille vers 1930, mais ont repris du poil de la bête depuis. Bien souvent,
leurs analyses politiques sont pointues, ils faut le reconnaître, indépendamment
de leur vision globale du monde. Une maxime récente de Alain de Benoist devrait
le faire admettre parmi les vrais hommes de gauche: "le principal ennemi, c'est
au niveau économique le capitalisme et la société de marché, au niveau
philosophique, l'individualisme, sur le front politique, l'universalisme, sur le
front social, la bourgeoisie, et sur le front géopolitique, l'Amérique."
Bolton ne s'est pas aperçu, apparemment, que le monde a changé, depuis 1870, ou
même 1903. A l'époque on pouvait dire que "le socialisme a été utilisé par les
nouveaux riches pour miner l'ancienne classe dirigeante et pour [instaurer] la
dévotion envers le veau d'or comme sens de l'existence." Aujourd'hui, nous
n'avons plus que des mammonistes comme classe dirigeante, et il n'est pas
honnête d'attaquer les dissidents de gauche au motif qu'ils font le sale boulot
pour les mammonistes, tout en donnant quitus aux opulents droitistes qui sont
les véritables grands prêtres de Mammon.
L'attaque de Bolton contre le marxisme boite du même pied. Il argue que tant le
Big Buisiness que le marxisme ont une vision dialectique de l'histoire, et que
c'est pour cela que les capitalistes soutiennent les mouvements socialistes.
Mais il y a une autre explication: c'est l'histoire, ou plutôt le processus
historique, qui est objectivement dialectique, et si les capitalistes
investissent quelques deniers sur certains militants socialistes, c'est parce
qu'ils veulent les retourner et prendre le contrôle de cette mouvance
dangereuse!
Il va
jusqu'à prétendre que "les marxistes croient que le socialisme ne peut pas
émerger dans une société paysanne". Effectivement, c'est ce que croyaient
certains marxistes, mais ça se passait avant Lénine, Mao et Castro, qui n'en
sont pas moins marxistes. Bolton reste fixé sur l'aube du XX° siècle. Il
s'appuie sur Spengler et le cite: "tous les partis radicaux deviennent
nécessairement des outils dont la Bourse sait se servir… ils attaquent la
tradition pour le compte de la Bourse." Mais Spengler écrivait cela avant la
Révolution russe, qui a porté des coups décisifs au pouvoir de l'argent, et
Bolton continue à le psalmodier.
Bien
sûr, l'argent sait comment se servir de certaines personnalités radicales, mais
les autres, et principalement les communistes, ont décapité la Bourse. Quand
Bolton-Spencer pontifie sur le thème "il n'y a pas de mouvement communiste qui
n'ait pas agi dans l'intérêt de la finance", c'est à peu près de la même teneur
que lorsque Christophe Colomb affirmait que Cuba fait partie de l'Inde ou du
Japon.
Bolton n'apprécie pas Platon, parce que c'était un collectiviste, et qu'il
croyait à une certaine égalité entre hommes et femmes. Voilà un point de vue de
libéraux dévots du marché, qui nous expliquent que Platon était le père du
totalitarisme. Et voilà comment Bolton tombe sous deux des critères d'Alain de
Benoist au moins.
L'un
des chapitres les plus consternants et regrettables du livre de Bolton est celui
qui traite des bolcheviques et de la Révolution russe. C'est à peu près un
copier-coller d'une brochure des années 1920. Les bolcheviques ont été parrainés
par les banquiers de New York, qui ont applaudi à la révolution russe, d'après
Bolton. Il cite à l'appui une lettre de félicitations du banquier Jacob Schiff
au New York Times, datée du 18 mars 1917, où celui-ci "se réjouit de savoir que
les Russes se sont enfin débarrassés de l'oppression autocratique grâce à une
révolution qui a su éviter presque toute effusion de sang."
Ainsi donc, Bolton n'est pas au courant de la profonde différence entre la
révolution de février 1917 (promue par les riches franc-maçons russes) qui fut
effectivement encensée par les financiers occidentaux, et la révolution
bolchévique d'octobre, qui détricota le complot de février. Il ignore que c'est
Arnold Toynbee qui fait la même lecture du phénomène bolchevik que les
traditionnalistes à propos de la révolution en général, ce qui rejoint aussi la
pensée de Pyotr Savitski, le fondateur de l'eurasianisme, et celle de Alexandre
Douguine, qui est actuellement le phare de la pensée traditionnaliste
contemporaine. Tous se rejoignent pour interpréter les bolcheviks comme les
véritables représentants de l'esprit russe se dressant contre le défi
occidental.
Bolton nous répète la version des Russes blancs, des émigrés des années 1920,
sans aucune distance critique. Il glorifie l'amiral Koltchak, qui s'était nommé
"chef suprême de la Russie", mais Koltchak était rentré en Russie depuis les
USA, comme Trotsky, et il a été considéré comme un agent américain. Bolton parle
de l'abominable terreur rouge, et des atrocités rouges, mais les rouges avaient
été bien plus bénéfiques pour le peuple, les paysans et les ouvriers que les
blancs. Les troupes de Koltchak ont été réputés si infâmes qu'elles ont réussi à
soulever les Sibériens, qui étaient complètement étrangers à la politique. Les
troupes blanches ont tiré sur les ouvriers de l'industrie, et pendu les paysans,
parce qu'ils étaient imbibés de haine de classe. Bolton couvre même d'éloges
Ataman Semyonov, qui était un commandant blanc extrêmement cruel.
Bolton condamne les USA parce qu'ils n'en avaient pas fait assez pour écraser
les bolchéviks après la révolution. En fait, la Russie, c'est un gros gros
morceau, et les Américains n'étaient pas chauds, juste après être entrés en
guerre contre l'Allemagne. Pas besoin d'être un coco masqué pour être contre les
interventions étrangères, il devrait le savoir après les raclées administrées
par l'Irak et l'Iran. Bolton n'a pas compris que ce n'aurait pas été une partie
de plaisir, parce que les rouges étaient bien plus populaires que les blancs,
parmi les masses. La guerre civile, c'est une des formes que peut prendre la
démocratie, une forme extrême, certes: les gens se mettent parfois à voter à
balles réelles, pour en finir avec les ballotages. Et si les communistes ont
gagné dans la guerre civile russe, c'est parce que le peuple était avec eux,
certanement pas parce que quelques banquiers de New York les soutenaient.
Après
leur victoire, les bolchéviks n'ont pas vendu leur pays aux sus-dits. Bien au
contraire, ils ont mené la Russie à sa pleine indépendance économique. Bolton
cite Armand Hammer qui disait qu'il "n'avait jamais pu discuter avec Staline
parce que c'était quelqu'un qui n'entrait pas en affaires. Staline considérait
que l'État était capable de tout prendre en mains sans le soutien des
concessionnaires étrangers et des entreprises privées". Bolton reconnaît aussi
que Staline refusait de négocier avec le Conseil pour les Affaires Etrangères
(CFR) et de s'intégrer dans le Nouvel Ordre Mondial, ou même d'en débattre. Mais
Staline n'était-il pas un concentré de communisme? On aurait pu penser que ce
cas avéré aurait dû amener Bolton à reconsidérer sa thèse bien aimée, mais cela
ne s'est pas produit.
Bolton se réfère aussi à Grose, qui écrivait que l'URSS avait repoussé tous les
appels à établir un États mondial, et que la Guerre Froide a été tout à fait
réelle, dans la mesure où "il s'agissait en profondeur de l'affrontement entre
les mondialistes et le bloc soviétique", nullement d'une "conspiration pour
égarer le monde." Voilà qui a du sens, mais après cela, le voilà qui revient à
sa rengaine selon laquelle la gauche n'est qu'un outil du grand capital!
Notre
auteur règle donc son compte à la révolution russe, puis s'intéresse à
plusieurs mouvements dissidents et tente de prouver que c'étaient les
hyper-riches qui les manipulaient. Tout y passe: Marcuse, et les féministes, et
les drogues, et le rock and roll, et l'art moderne, et le rapport Kinsey, la
révolution psychédélique, le sexe et le porno, Adorno et l'école de Francfort,
la LSE (London School of Economy), les ONG et la NED (National Endowment for
Democracy), autant d'entités mises en branle et orchestrées par la société ultra
secrète des ultra riches ultra dévots de Mammon. Mais tout ce qu'il arrive à
montrer, c'est qu'effectivement certaines d'entre elles ont reçu des
encouragements, des gages ou des soutiens financiers, c'est tout.
Il y
a bien une part de vérité dans ses accusations: oui, il y a de l'argent qui
passe de main en main. Mais il y a des explications plus simples que les
histoires de complot des adeptes du Kali Yuga. Afin de préserver le capitalisme,
leurs privilèges et l'inégalité sociale, les élites occidentales se sont bien
efforcées de distraire l'attention du peuple, surtout de la jeunesse sujette à
la révolte, et des plus dynamiques. Qu'ils se droguent et se draguent, qu'ils
picolent tous en rond et s'éclatent toute la nuit, le lendemain ils ne risquent
pas de faire la révolution, ni de vouloir le moindre changement significatif.
Les mouvements de la pseudo-gauche, et l'agenda des pseudo-radicaux ont été
soutenus en sous-main afin de maintenir la population aux antipodes d'une
véritable radicalisation. Les gens au pouvoir préfèrent nettement débattre de la
théorie du genre plutôt que de la répartition de la richesse.
Et il
y a des conspirations, et les gens qui bricolent des plans secrets d'action, ça
existe. Les agences de renseignement, en particulier la CIA, adorent mettre un
doigt dans chaque pot de confiture qui passe à leur portée. Il est parfaitement
établi que la CIA a fait la promotion de Jackson Pollock, le peintre dit
"abstrait", brandi comme la preuve de la puissance culturelle de l'Amérique face
à l'américanophobie des Européens. La CIA a dépensé beaucoup d'argent pour
l'essor de la sous-culture jeune, afin de miner les soviets, du moins c'est ce
qu'ils disent.
La
NED est "ouvertement" une conspiration financée par l'administration US pour
compléter les efforts de la CIA en vue de miner les régimes inamicaux.
Cependant, cela ne prouve pas qu'il y ait une méga conspiration des super-riches
pour mettre en place le gouvernement mondial, non. Il y a toutes sortes de
complots, grands et petits, avec des tendances et des projets divers, qui ne
sauraient se réduire à une seule volonté perverse.
Au
final, malgré toutes ces remarques, on pourra trouver dans le livre de Bolton
quelques pages intéressantes, qui se laissent lire, à condition d'y ajouter …
son grain de sel.
Traduction: Maria
Poumier
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