Recoupement avec les fichiers Gitmo [=
Guantanamo]
par Israel Shamir
adam@israelshamir.net
4 mai 2011
traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Les fichiers inédits relatifs à Guantanamo montrent clairement
que la piste conduisant à Abbottabad [Pakistan, lieu de l’ « arrestation »
d’Oussama Ben Laden, ndt] était connue des services de renseignement américains
depuis 2005, année où un certain Al-Liby, résidant à Abbottabad, avait été
arrêté.
Tout est dans le timing. Le Président américain a annoncé la
liquidation d’Oussama Ben Laden [OBL] juste au moment où WikiLeaks finissait de
publier les fichiers relatifs à Guantanamo. S’agissait-il d’une coïncidence ? Et
si tel n’était pas le cas, quel lien existait entre ces deux événements ?
La réponse à cette question est directement liée aux accusations
croisées et recroisées échangées dans ce monde glauque où les services de
renseignement rencontrent les médias consensuels. La publication des documents
américains secrets, les Fichiers Guantanamo, a été effectuée presque
simultanément par deux groupes médiatiques concurrents.
L’un de ces deux groupes était celui de WikiLeaks, de Julian
Assange et de ses partenaires Washington Post, Daily Telegraph et Le Monde.
Quant à l’autre, c’était le groupe constitué du New York Times,
du Guardian et du quotidien israélien Haaretz.
Le Guardian a écrit, à propos de ces fichiers : « Le New York
Times en a eu connaissance, après quoi il les a transmis au Guardian, qui en
publie des extraits aujourd’hui même, après avoir mis en forme l’information de
manière à éviter toute identification des informateurs.
The New York Times dit quant à lui que ces fichiers avaient été mis à sa
disposition non pas par WikiLeaks, mais « par une autre source ayant requis
l’anonymat ».
Haaretz est plus prolixe. Il écrit : « Quelques rédactions, dont
celles du New York Times, du Guardian et de Haaretz, ont obtenu ces documents de
la part d’une source indépendante, sans l’aide du fondateur de WikiLeaks Julian
Assange, qui est aux arrêts domiciliaires en Angleterre, dans l’attente de son
procès en appel qui, en cas de succès, lui évitera d’être extradé vers la Suède
où il est mis en examen pour viol et agression sexuelle ».
David Leigh, du Guardian, a écrit sur Twitter : « Assange sous
des feux croisés ! »
Permettez-moi de vous révéler la vérité qui se cache sous cette
histoire, c’est-à-dire qui a coincé et amené à se contredire qui, quelle
information a fait l’objet d’un traitement rédactionnel et comment cela a-t-il
conduit à OBL…
Au début, il y avait une unique source ; ce serait l’adjudant
Manning (peu importe qui c’était, d’ailleurs) qui aurait obtenu cette info et
qui l’aurait transmise à WikiLeaks, l’organisation de Julian Assange. Le fichier
est loin d’être publié dans son intégralité ; une grande partie en a été codée
et enregistrée de façon fiable, car elle constitue une véritable police
d’assurance pour Julian Assange. Assange a publié deux extraits de ce dont il
dispose, sous les titres
War Diary: Afghanistan War Logs et
War Diary: Iraq War Logs [Carnets de guerre : Afghanistan et Carnets de
guerre : Irak]. Il a préparé la publication de la troisième tranche, une
collection très importante de câbles du State Department [Cablegate:
250,000 US Embassy Diplomatic Cables] dans le Guardian.
C’est alors que la rivière à données s’est divisée en deux. Le
contenu du trésor a été pompé par un employé allemand de WikiLeaks, Daniel
Domscheit-Berg, qui a pris la poudre d’escampette après cette appropriation
juteuse. Ce Domscheit-Berg a passé un marché avec David Leigh du Guardian ;
Leigh a utilisé ses informations pour tenter de coincer Assange. Il a repoussé
Assange, déclarant ce marché « nul et non advenu », et il a utilisé les données
pour booster sa carrière et entrer dans les grâces de Bill Keller, le
rédacteur-en-chef du New York Times. Il a publié les télégrammes après les avoir
modifiés (peut-être devrions-nous écrire censurés) en caviardant tout ce que les
services secrets lui demandait de caviarder. Nous avons longuement évoqué cette
affaire dans
CounterPunch.
Julian Assange a réussi à reconquérir une partie du terrain
perdu : il a établi de nouveaux partenariats, avec le Daily Telegraph et
d’autres médias. La publication échelonnée des télégrammes secrets n’a jamais
été interrompue. Puis Assange a appris que le Guardian et le New York Times
avaient l’intention de publier les fichiers relatifs à Guantanamo. Dès lors, il
n’y avait pas de temps à perdre : en quelques jours, l’équipe de WikiLeaks a
préparé les fichiers et elle a commencé à les charger. Ses concurrents firent de
même, puisqu’ils détenaient la copie volée par Domscheit-Berg. Voilà ce que
Leigh appelle « coiffer Assange au poteau ».
Le Guardian et le New York Times bénéficient de personnels
importants et compétents, ils procèdent à beaucoup de recherches et disposent de
riches archives. Mais ils ont décidé de jouer à la baballe avec les services
secrets de leurs pays respectifs, en arrangeant un peu les informations
susceptibles de permettre d’identifier les informateurs. Quelle tchuzpah ! Il
arrive, parfois, que l’identité des « informateurs » soit plus importante que
leurs révélations.
Ainsi, par exemple, dans le fichier de
Adil Hadi al Jaza’iri, Leigh et Keller ont supprimé le nom de l’informateur.

Pour leur malheur (et notre profit), à l’époque, WikiLeaks et
l’alliance Guardian/NY Times ne constituaient pas un couple d’amoureux ; c’était
deux entreprises concurrentes. Et WikiLeaks a publié ce fichier in extenso,
verrues comprises.
Voici son nom in-extenso :

Abu Zubaydah, l’informateur,a fait l’objet d’une recherche
intensive (disponible
ici) qui démontre que ce pauvre homme a été torturé par la CIA avec
l’autorisation de médecins américains et de l’administration Bush, avec une
telle sauvagerie qu’il a perdu totalement sa personnalité. Il était pourtant au
nombre des Détenus de Grande Valeur ; tous ceux-là ont subi des tortures à un
degré qui échappe à notre entendement. L’information qu’ils ont livrée n’a pas
seulement été irrecevable par les tribunaux : elle n’avait strictement aucune
valeur parce que les malheureux avaient dit tout ce que leurs bourreaux
voulaient qu’ils dissent afin de bénéficier d’un bref répit.
Andy Worthington a écrit : Depuis lors, des preuves de
plus en
plus convaincantes ont émergé, qui démontrent qu’Abu Zubaydah n’était de
fait rien de plus qu’un « gardien des lieux » souffrant de maladie mentale, qui
« affirmait en savoir beaucoup plus au sujet d’Al-Qaeda et de son fonctionnement
interne que cela était le cas, en réalité »… « Les Etats-Unis s’acharnaient donc
à torturer un malade mental, après quoi ils sautaient et criaient à chacun des
mots qu’il proférait ». Une confirmation supplémentaire a été également apportée
que la torture ne lui a arraché nulle information importante et n’a conduit qu’à
faire perdre énormément de temps aux services de renseignement, à poursuivre de
fausses pistes. Il y a de cela un an, résumant les résultats des tortures
infligées à Zubaydah, un ex-officier du renseignement a déclaré tout de go :
« Nous avons dépensé des millions de dollars à la poursuite de fausses
alarmes ».
La suppression de son nom par le gang Leigh & Keller ne visait
en rien à « protéger des informateurs » : il s’agissait simplement de protéger
les bourreaux.
Toutefois, les passages les plus caviardés par Leigh et Keller
leur avaient été directement dictés par les services de renseignement
américains. Le nom de Nashwan Abdal Al-Razzaq Abd Al-Baqi (alias Abd al-Hadi
al-Iraqi) ou son matricule IZ-10026 avaient été soigneusement effacés du fichier
d’Abu al-Libî (US9LY-010017DP), ainsi que d’autres. Ce fichier est disponible
dans
la version éditée par le Guardian et dans la
version non censurée de WikiLeaks.
Une comparaison entre les deux montre à quel point jusqu’aux
moindres traces d’Al-Iraqi avaient été supprimées. Cela n’avait rien à voir avec
la « protection des informateurs », car Al-Libi était mort (il se serait
prétendument suicidé dans une prison libyenne juste avant l’arrivé de
l’Ambassadeur US à Tripoli. Le fichier d’Al-Iraqi est manquant dans toutes les
bases de données : celui-ci avait été capturé en 2005 et il a été incarcéré dans
des prisons secrètes jusqu'à son transfert à Guantanamo, où il est aujourd’hui
détenu.
Une lecture attentive de ce fichier montre qu’Al-Libi était en
lien avec Al-Iraqi depuis octobre 2002. En 2003, OBL avait déclaré qu’Al-Libi
serait le messager officiel entre OBL et d’autres [dirigeants d’Al-Qaeda, ndt],
au Pakistan. A la mi-2003, Al-Libi emmena sa famille à Abbottabad, au Pakistan,
et il se mit à travailler entre Abbottabad et Peshawar, tout en restant en
contact avec Al-Iraqi.
Or, comme nous le savons, OBL a été débusqué et abattu à
Abbottabad, juste au moment où ces informations étaient publiées dans les pages
des quotidiens. Par conséquent, la piste aboutissant à Abbottabad était connue
des services américains au moins depuis 2005, année où Al-Libi, autre
‘plaisancier’ d’Abbottabad, fut capturé.
Ce que nous ne savons pas, c'est la nature des contacts entre
les autorités US et OBL. Etaient-ils vraiment amis? OBL était-il piloté par la
CIA? Est-ce que les uSA ont simulé son exécution pour le transporter dans un
lieu encore plus sûr après que la publication par Wikileaks ait grillé sa piste?
Ou est-ce que les cerveaux des services secrets US ont décidé qu'il n'y a pas de
lieu de résidence plus sûr que l'au-delà, et l'ont abattu pour effacer toutes
les traces? Ils l'ont traité aimablement et honorablement: ils ne voulaient pas
le montrer dans la tenue orange,ils ne l'ont pas effacé de la mémoire
collective, ils ne l'ont pas humilié.
Ce que nous savons aujourd’hui, c’est la nature des contacts
entre les autorités américaines et OBL. Ce que nous savons, c’est ce que David
Leigh et Bill Keller avaient tenté de cacher à leurs lecteurs. Leur
tripatouillage des fichiers relatifs à Guantanamo, comme celui qu’ils avaient
fait subir aux télégrammes du Cablegate, n’avait rien à voir avec une quelconque
volonté de « protéger des informateurs ». Au lieu de reconnaître qu'ils
tripatouillaient les fichiers et les cables pour la raison parfaitement valide
qu'ils sont en affaire avec de grosses pointures et avec les services secrets,
ils prétendent qu'ils se soucient de protéger les informateur, et qu'ils ont
pudiquement biffé des questions d'inconduite sexuelle. On pourrait dire, alors,
que lorsqu'ils ont fait campagne contre Jualian Assange, ils ne biffaient pas
les questions d'inconduite sexuelle, mais qu'ils les atténuaient...
David Leigh a
prétendu qu’Assange aurait « entraîné son canard dans un piège » en
distribuant les fichiers Gitmo [Guantanamo] à diverses officines d’information
« de droite » (comprendre le Daily Telegraph). C’est gonflé ! La « gauche » et
la « droite » ne signifient pas grand-chose, de nos jours, après des gens
soi-disant de gauche comme Blair et Clinton. Ce qui est important, c’est la
position sur les guerres et sur les interventions outremer, c’est la sensibilité
aux embrouilles des services secrets, c’est la soumission aux raisons d’état.
En France, le leader d’extrême-droite Marine Le Pen est contre
les interventions étrangères en Libye et en Côte-d’Ivoire, elle est contre le
renflouement des banquiers, elle est contre le Président français, alors que
Bernard-Henri Lévy, qui est de gauche, soutient les guerres et les interventions
extérieures, aime les banquiers et est un ami du Président « de droite »
Sarkozy.
En Angleterre, le Guardian est le canard en tête des partisans
de la guerre. Libye, Syrie : le Guardian veut qu’on bombarde ces pays.
Afghanistan, Serbie, Irak : le Guardian voulait qu’on les envahît. Il n’y a que
l’emballage qui soit différent : au lieu du vieux disque rayé de la droite
classique, le Guardian s’est mis au service de l’aventurisme néocolonialiste en
recouvrant celui-ci de la sauce délicate de l’intervention humanitaire. Le
Guardian tient le pompon en matière d’hypocrisie. Le Guardian n’est pas le
quotidien de la gauche : le Guardian est le problème de la gauche…
L’histoire des fichiers Guantanamo démontre que le Guardian a traficoté
l’information la plus cruciale, comme le lui avait demandé la CIA.
Et Oussama ? Quid d’Oussama Ben Laden ? Maintenant, nous savons
que les Etats-Unis savaient où il se trouvait ; ils connaissaient la piste y
conduisant, d’ailleurs ils ont demandé à Leigh & Keller de faire disparaître
tout indice le montrant. Alors pourquoi ne l’ont-ils pas capturé ou tué plus
tôt ?
L’organisation d’OBL a tout simplement fait ce que les autorités
américaines voulaient qu’elle fît. Elle a combattu les Russes et détruit
l’Afghanistan. Elle a conspiré et combattu contre le Hezbollah, elle a massacré
des Chiites en Irak, elle a sapé Qadhafi, elle a semé la haine contre le Hamas
et l’Iran. Elle a soutenu l’épuration ethnique contre les « infidèles » en
Tchétchénie et dans les Balkans. Elle ne s’en est jamais prise à Israël : elle
devait conserver toute ses forces pour les utiliser contre Sayyed Nasrallah [du
Hezbullah libanais, ndt]. Comme une bête effrayante nourrie dans les labos
secrets de la CIA, il n’y a eu qu’une seule occasion où elle se serait
soi-disant rebellée contre son démiurge impitoyable, c’était un certain jour de
septembre 2001 (le 11, pour être précis). Oussama était plus important, mais
semblable à ces autres amis de l’Amérique qu’étaient Jonas Savimbi d’Angola ou
Shamil Basayev de Tchétchénie, et l’on peut espérer qu’après sa mort son
organisation se perdra dans les sables comme l’avaient fait avant elle l’Unita
et Basayev.
Les fichiers Guantanamo révèlent l’extrême malchance des
malheureux adeptes de Ben Laden. A l’exception de quelques dizaines d’associés
très proches, le reste des prisonniersavaient fait le pire choix qui fût, celui
de l’écouter. C’était (en particulier les étrangers) des idéalistes désireux
d’établir le Royaume de Dieu sur Terre ; ils furent encouragés par les
Etats-Unis à passer en Afghanistan afin d’y combattre les Cocos. La majorité
d’entre eux n’a jamais eu la moindre chance de porter un fusil. Eux, les
étrangers en Afghanistan et au Pakistan, furent vendus aux Américains aussi
rapidement que possible. Ils l’ont payé par des années de tortures subies. Et
aujourd’hui, ils vont apprendre que leur chef suprême était sous la haute
protection de ces mêmes Américains qui les torturaient, eux !
Mais dans l’esprit des masses arabes, OBL sera remémoré (à juste
titre ou non, c’est une autre question) comme l’architecte de l’unique réplique
apportée avec succès par les opprimés à l’Empire (américain), sur son propre
sol. Cela, à lui seul, lui a assuré une grandeur propre et une place dans
l’Histoire.
[World copyright CounterPunch].
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