Le Moi-Juif errant de Gilad Atzmon
Par Israël Shamir

Gilad Atzmon a de l'envergure; pas exactement doté d’une âme artistique délicate
et sensible, c' est plutôt un volcan vivant, un titan pourvu d’un sens de
l’humour rabelaisien et il a assez d’énergie pour mettre une ville en branle. La
nuit, vous le trouverez charmant ses admirateurs dans tous les coins du globe
avec son prodigieux saxo: un soir à Mexico City, le lendemain à Sheffield. Il
passe ses journées sur son clavier et sur différents blogs, envoyant au moins
deux lettres par jour à ses nombreux lecteurs. Son précédent livre, My One
and Only love (Mon seul et unique amour) est un roman très drôle,
plus qu'épicé dans le genre macabre et grotesque à la fois. Il met en scène un
orchestre israélien itinérant faisant passer clandestinement des Nazis dans des
étuis de contrebasse. Il y traite aussi de cochons casher, d’espionnes sexys, de
sous-vêtements qui puent, d’assassinats banals, et d'une rixe hilarante entre
dirigeants israéliens qui baissent tous leur froc.
Les meilleurs écrits de Gilad Atzmon font résolument partie du champ de la
littérature israélienne, même si sa préférence pour une écriture en anglais
atténue son caractère essentiellement israélien, de même que Beckett restait un
écrivain britannique tout en écrivant en français. Il chatouille, implacable,
certains tendres sentiments juifs, ce qui rappelle le bien-aimé dramaturge
israélien, Hanoch Levin ; cela explique pourquoi Atzmon est plus apprécié par
les gens de sa terre natale que par les Juifs de la Diaspora. Son dernier livre,
The Wandering who ? (Le Juif et son Qui Errant) est un recueil d’essais
qui tourne autour de la politique de l’identité juive. Ce sujet (« que
signifie être juif ») suscite beaucoup de fascination auprès des individus
d’origine juive. De nombreux écrivains juifs contemporains se livrent à ce type
de réflexion, glissant généralement sur la pente de la déploration et de la
lamentation mêlées de narcissisme, le tout enrobé de mièvrerie et de romantisme.
N’étant pas une fleur délicate (voir ci-dessus), Atzmon apporte à pleines
brassées des points de vue solides et percutants. Il reconquiert une partie de
l’honnêteté perdue, celle qui était jadis exprimée par certains libres penseurs
et sionistes fin-de-siècle. Les premiers sionistes, de Nordau à Herzl,
ont fourni des appréciations très franches et critiques de la société juive.
Pourtant Otto Weininger (1880-1903), l’écrivain viennois tragique qui osa faire
le lien entre le sexe et les juifs dans son grand bestseller Sex and
Character, et qui se suicida à l’âge de 23 ans juste après avoir connu le
succès, était encore plus critique. Weininger a longtemps été oublié en Europe,
et pourtant il inspire la fascination chez les Israéliens. Une pièce de
l’éminent dramaturge israélien Joshua Sobol, Weininger’s Night ("La nuit
de Weininger" sous-titré « L’âme d’un Juif ») a été un grand succès en 1983 ;
elle a déclenché l’ouverture du monde sur le théâtre israélien, c’était la
première pièce israélienne jamais mise en scène au théâtre Mxat de Moscou (en
1990), dirigée par la talentueuse Gedalia Besser.
Atzmon a un affectueux et touchant essai sur Weininger, où il apporte certaines
idées pertinentes. Il change le propos de Weininger « Je n’aime pas ce que je
suis » en « Je n’aime pas ce que je fais ». Atzmon perçoit le suicide
de Weininger comme une réaction impulsive contre son côté féminin-juif. Atzmon
adhère au sentiment de Weininger, en ce sens que la « judéité » est pour lui
quelque chose de semblable à "l'identité gay", et cela fournit une clé à la
compréhension de son livre. Les songeries sur l’identité juive, de la même façon
que les discussions sur l’identité de genre (masculin ou féminin), ont tendance
à fluctuer entre le vulgaire et l’éhonté ; toutes deux peuvent paraître
ennuyeuses et répétitives, sauf si le lecteur est directement concerné, et
encore.
Le premier essai de la collection dégage la fraîcheur et la sincérité d’un vrai
témoignage. L’histoire d’un jeune homme tentant de s’échapper de son milieu
familial juif laïc farouchement nationaliste est semblable à l’évasion de
n’importe quel homme d’une idéologie "de genre" étouffante. Imaginez un jeune
homme viril conçu in vitro et élevé par une confrérie féminine
d’activistes lesbiennes, qui est finalement arrivé à l’âge adulte et s’est évadé
pour découvrir un monde riche et satisfaisant d’amour naturel. Il va de soi
qu'on pardonnerait à un tel jeune homme ses représentations peu flatteuses de
« gouines » et d’ « hommasses », mais de telles transgressions ne pourraient
jamais être pardonnées par les activistes gays moralisateurs et les gardiens du
Politiquement correct qui décident pour nous ce qui permis et ce qui ne l’est
pas.
C’est en fait ce qui s’est passé avec le livre d’Atzmon : il a engendré un
nombre significatif de vives controverses. Ce genre de publicité n’est jamais
mauvais pour les ventes d'un livre. Quant à l’auteur, ce n’est pas une personne
timorée mais tout à fait à la hauteur de la tâche; en fait, c'est une
personnalité pugnace, il est capable de se défendre lui-même et il est toujours
prêt pour une bonne bagarre. Un grand nombre de critiques d’Atzmon semble
penser que lorsqu’il s'agit de juifs nous devrions nous exprimer comme nous le
faisons pour les morts : dire quelque chose de gentil, ou ne rien dire du
tout. Et pourtant qui pourrait bien critiquer les faits et gestes des morts,
à part les vivants ? Bannir tous les outsiders du débat est une excellente
recette pour que cela devienne parfaitement insipide.
Mais en fait, Atzmon n’est pas un outsider. En tant qu’ex-Israélien, il a des
informations de première main, et il nous initie à une vaste zone d'ombre de la
judéité, de même que Jean Genêt nous a introduits jadis dans l’arrière-plan du
monde gay. Dans l’œuvre de Genêt nous voyons des invertis qui ne sont pas de
saints martyrs sur leur chemin vers Auschwitz, mais des criminels qui tuent et
trahissent leurs amis dans l’obscurité infernale d’une prison, le genre de
choses auxquelles il vaut mieux s'initier par le biais de l'art, certes.
Un de ses problèmes est que le sujet juif est sur-traité, et qu'on marche sur
les pas de nos prédécesseurs, même si on ne le reconnaît pas. L’essai le plus
intéressant dans le livre contient les réflexions d’Atzmon sur un essai de
Milton Friedman. Friedman était curieux de savoir pourquoi beaucoup de juifs
avaient abandonné leurs penchants historiquement socialistes de gauche. Pour
éviter la conclusion que les juifs avaient l’habitude d’aimer la Justice
et la Clémence, et que maintenant ils les ont échangées contre le Pouvoir,
Friedman postule que les juifs sont plus naturellement des créatures de la
droite. Friedman déclare que tandis que le capitalisme pur est l’environnement
dans lequel les juifs prospèrent le mieux, pendant cent ans les Juifs ne
s'étaient pas tournés vers la droite parce que la droite donnait la main à
l’Église ; en revanche, la gauche anticléricale et athée les acceptait comme ils
étaient. C'est seulement après la séparation de la droite avec l’Église que les
Juifs commencèrent à se tourner vers les mouvements de droite, et ils finirent
par épouser entièrement le capitalisme du type le plus sauvage. C’est une
précieuse observation, quelque chose qui restait à apprendre aux philosémites de
gauche tel Seumas Milne, et à la droite chrétienne. L’implication de masse des
Juifs dans un mouvement a un prix, et ce prix c'est le rejet de l’Église
chrétienne.
Mais Gilad Atzmon rejette les conclusions de Friedman : il voudrait plutôt nous
promener à travers toutes les hypocrisies de la dauche juive, comme si un
changement de dirigeant allait résoudre le problème. Cette attitude est très
commune parmi les Israéliens cultivés qui ont vécu toute la grande trahison de
l’humanisme par les partis de gauche, atteignant son paroxysme avec le leader du
parti travailliste Ehud Barak faisant le porteur d'eau pour Sharon et
Netanyahu. Depuis que la destruction de la gauche israélienne peut être
directement imputée à ces « traîtres à la cause », Atzmon pourrait être pardonné
de penser cela mais en cas de crise du pouvoir la Gauche ferait encore la loi.
Atzmon se laisse emporter par sa propre théorie quand il proclame que la gauche
juive veut saisir les biens des riches, juste parce que les juifs ne respectent
pas les droits de propriété des non-juifs. Ce n’est manifestement pas vrai :
les gauchistes radicaux appellent à l’expropriation de toutes les
banques, juives et autres, et les juifs de gauche ne sont pas différents sur ce
point. Les juifs sont la plus riche minorité du monde et ce sont ceux qui ont le
plus à perdre dans une révolution de gauche: c'est une évidence pour tous
excepté Atzmon que le mouvement des juifs vers la Droite est parfaitement
naturel.
Avec la ferveur d’un chrétien évangélique, Atzmon n’offre pas la plus petite
feuille de figuier à titre d’espoir pour les Juifs au grand cœur. Si un juif
soutient la gauche, il fait cela parce qu' il veut déposséder de riches
non-juifs au nom de l’impunité talmudique. Si un juif soutient la droite, c’est
parce qu’il veut rafler des terres. Si un juif soutient la Palestine, il fait
cela pour récupérer le mouvement palestinien. C’est un rapprochement trop
extrême. Ce type d’autocritique devrait être réservé à la confession. Tous les
juifs ne sont pas guidés par leur propre intérêt. Oui, il y a des misérables
irrécupérables comme Tony Greenstein et Roland Rance, des juifs gauchistes
britanniques dont la principale participation à la lutte palestinienne se borne
à combattre l’antisémitisme fantôme et à cultiver la rhétorique de l’Holocauste,
mais tous les adversaires d’Atzmon ne sont pas des tigres de papier. Cependant,
comme Atzmon l’a écrit dans son essai sur Weininger, on condamne ses propres
travers, peut-être est-ce une forme de sa contrition.
Atzmon est dur avec le tribalisme juif, qui n'est certes pas séduisant, mais ce
n'est pas quelque chose de rare au Moyen-Orient. Les Juifs ne sont pas plus
tribalistes que ne le sont les Arméniens, et pas plus nationalistes que les
Géorgiens. Il se peut que cet esprit de clan soit moins répandu dans la culture
britannique-américaine, mais la règle tribale des groupes d’immigrants est bien
connue même là-bas. Le succès juif aux États-Unis et au Royaume-Uni ne peut
s'expliquer par le particularisme juif, une explication plus utile est à
chercher dans la traditionnelle fidélité juive au pouvoir.
Nous pourrions procéder avec moins de psychologisme et de complexes à la
Portnoy. Une analyse d’identité et de mentalité anglaise ou américaine ne mène
pas à une meilleure compréhension des politiques impériales britanniques et
américaines. De même, l'analyse des politiques de la communauté juive dans le
monde est très utile pour nous, tandis que l'étude des dispositions mentales
juives ne l'est guère. Qui se soucie de ce que les juifs ressentent à l’égard de
leurs voisins ? Ce qui nous préoccupe, c'est ce que les juifs font. Au lieu de
spéculer sur l'âme des abeilles, nous avons besoin de connaître les essaims, et
c'est en cela qu’Atzmon échoue dans sa démonstration, car quoique brave, il
recule.
Atzmon est moins convaincant et plus ennuyeux quand il construit de manière
pédante son château d’exceptions et de justifications destiné à écarter les
inévitables accusations de « haine » et de « racisme ». Il déclare sa préférence
pour des « juifs par accident », des gens qui sont juifs par accident de
naissance. Cet alibi est conçu pour renforcer sa position contre toute attaque.
C’est comme si Nietzsche ajoutait à son fameux dicton (« Tu vas chez les
femmes ? N’oublie pas le fouet ! ») une mise en garde « mais prends garde,
certaines femmes sont capables d’utiliser le fouet également ». Une certaine
qualité d’écriture allégorique poétique a été gâchée, et maintenant personne
n’est satisfait. Nous admirons les qualités de férocité et de courage d’Atzmon,
et c'est la déception quand il choisit d’être prudent, de façon purement
circonstancielle.
On peut faire remarquer plusieurs erreurs de fait dans son livre. Par exemple,
il prétend que les juifs n’écrivaient pas d’histoire jusqu’au 19e
siècle. Ce n’est pas exact : Abraham Zacuto réalisa son History of the Jews
(« Sefer Yohassin ») dans la dernière décennie du XVe siècle, et ce livre
est disponible sur Amazon [la traduction de l'hébreu en a été faite par Israël
Shamir lui-même, ndt] . Il construit quelques châteaux de sable sur cette erreur
factuelle, et ils s’effondrent.
Toutefois, la plus grande faute d’Atzmon est le narcissisme, ou peut-être un
solipsisme myope. Atzmon reste enfermé dans la dichotomie très juive de Juifs
vs. Gentils. Il ne semble pas apprécier la merveilleuse variété des
Gentils ; il ne peut pas reconnaître que les Nations de la Terre sont assez
différentes les unes des autres. Les Britanniques ne sont pas comme les
Palestiniens, ils ne sont pas non plus aussi Français que la France. Et pourtant
pour Atzmon, ils constituent tous une joyeuse faune sans traits spécifiques.
C'est en vain que nous chercherions à apprendre quelles sont les qualités des
Palestiniens qui l’ont attiré (excepté peut-être la capacité à faire du bon
hoummos). La seule qualité rédemptrice qu’ils partagent tous est qu’ils ne sont
pas juifs. Pour cette raison il suggère que les juifs s’adaptent entièrement à
la monoculture cosmopolite globale, générique, moderne du multiculturalisme.
Mais c’est absolument déplacé. Nous applaudissons l’acculturation, et les juifs
devraient adopter la culture de la terre où ils habitent, ne faire qu'un avec le
peuple avec lequel ils vivent. Il n’y a pas de raccourci vers l’universalité.
J’aimerais en savoir plus sur la résistance d’Atzmon aux côtés d’habitants
moyens, de Britanniques, d’habitants de Liverpool et de Birmingham, ou sur ses
aventures avec les bergers palestiniens, mais nous ne trouvons rien dans son
livre sur cela : dans un monde si divers, il voit uniquement les Juifs.
Un autre problème c'est l’absence de Dieu. En effet, tout discours sur les Juifs
sine Dieu est totalement inutile. Je prends conscience que dans le climat
britannique moderne, si Atzmon avait l’intention de publier ses réflexions sur
Dieu et les Juifs, il ne trouverait pas d’éditeur. Vous devriez user de toutes
les obscénités, mais vous ne devriez pas mentionner le Christ. Et pourtant, les
juifs étant avant tout, à l'origine, une communauté religieuse, une analyse
pertinente de l’identité juive doit prendre en compte la religion. Atzmon ajoute
intentionnellement une précaution, déclarant qu’il ne critiquera pas le
judaïsme, mais cela évite simplement la question.
Il se permet lui-même d’utiliser la Bible contre les juifs, mais ses lectures au
pied de la lettre sont trop primitives pour les lecteurs sophistiqués du
vingt-et-unième siècle. On ne peut rapporter les histoires sanglantes de la
Conquête de Canaan du Livre de Josué comme on rapporte les aveux d’un criminel.
Tant de beaux esprits ont examiné ces récits, de saint Jérôme à Edward Said, et
tous ont eu des réflexions plus précieuses qu’Atzmon n’en a à partager. Par
exemple, quand Dieu dit : « vous hériterez de maisons que vous n’avez pas
construites et de vignes que vous n’avez pas plantées », Atzmon en conclut :
« c’est pourquoi les juifs se sont emparés de la Palestine ! » C’est trivial.
Nous vivons dans des maisons que nous n’avons pas construites, plus précisément
dans les maisons que sont nos corps, construites par Dieu. Nous aimons de
multiples merveilleuses choses que nous n’avons pas fabriquées. Par exemple,
nous aimons le saxophone d’Atzmon, bien que nous ne l’ayons pas fabriqué. C'est
la Grâce de Dieu qui nous a donné tout cela. Ce verset biblique nous rappelle à
tous que nous recevons une foule de choses imméritées, et que nous devrions tous
travailler dur pour justifier la confiance que Dieu nous porte.
Tout cela pour dire que ces élucubrations sur l’identité sont plutôt arides et
ennuyeuses ; Atzmon est en fait un bien meilleur écrivain que l’on ne serait
tenté de conclure après avoir lu ce livre. Il voulait déballer ce qu’il avait
sur le cœur. Bien ! Maintenant retournons à ses romans plein d’esprit, en
espérant en lire d'autres.
P.S. : Bien entendu, je soutiens Atzmon dans ses polémiques contre ses nombreux
détracteurs mais leurs arguments sont si séniles que ce serait infliger une
perte de temps au lecteur que de s’appesantir encore sur les interminables et
stériles assertions en termes de « haine » et de « haine-de-soi ». Ce qui nous
intéresse, c'est un examen de conscience, rien à voir avec de la haine. Les
non-juifs sont devenus trop sensibles aux accusations en termes de haine
raciale, et ils se joignent à la meute, même quant il s'agit, comme dans la
recherche de Gilad Atzmon, d'une discussion honnête entre juifs.
Traduction: Morgane Moello
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