Le
veto russe sur Srebrenica
par Israël Adam
Shamir
Publié le 18/07/2015
Le veto russe sur Srebrenica
par Israël Adam Shamir
J’adore les vetos de la Russie, leurs
coups de gueule rares, mais retentissants, ils marquent les limites du
pouvoir de l’empire. Ils ont dit « Non », et le Zimbabwe a pu rester en
paix, son vieux chef excentrique Robert Mugabe est toujours vivant, les
réflexes bien alertes, il a offert sa main en mariage à Obama, génial. Ils
ont dit non, et la Birmanie a pu se développer à son propre rythme. Ils ont
dit non, et la Syrie… eh bien la Syrie continue à souffrir immensément, mais
elle n’a pas été détruite par la sixième Flotte. Tous les vetos US se
ressemblent, en général en faveur d’Israël. Les vetos russes sont plus
rares, et fort peu répercutés. Le dernier veto russe, la semaine dernière[1],
a mis fin au mauvais usage du terrible cliché que constitue le « génocide »,
et c’est une bonne chose. Il faudrait bannir le terme lui-même, dans la
foulée.
Le génocide est une invention nuisible.
Réfléchissons : l’humanité a vécu des milliers d’années malgré les raids de
Gengis Khan et les Croisades, l’extermination des Indiens d’Amérique, la
traite esclavagiste et la Première Guerre mondiale, les génocideurs se
surpassant en boucheries les uns les autres par millions, sans s’être
encombrés du Gros mot. Ce terme a été inventé (ou mis à jour à partir de la
pensée traditionnelle juive) par un certain Raphaël Lemkin, un avocat juif
polonais, à l’orée de l’Holocauste, dans le but de souligner la différence
entre assassiner des juifs ou abattre du menu fretin. Le mot n’a guère de
sens en dehors de cette acception.
La fleur de l’Europe, un million des
plus jeunes et brillants de leur génération, a été massacrée à Verdun, c’est
malheureux, mais ce n’est pas du grand G. Des jeunes et des vieux, des
femmes et des hommes ont été brûlés vifs par millions dans les fournaises
féroces de Dresde, Hambourg, Tokyo, Hiroshima, je suis désolé, mais ça ne
rentre pas dans le G. Des millions de gens sont morts de faim lors du siège
brutal de Leningrad, mais vous l’aurez compris, ce n’est pas non plus du G.
Il va sans dire que le massacre de cinq millions de Vietnamiens ou un
million d’Irakiens font juste partie des dégâts normaux du business de la
guerre, un business d’enfer, quoi.
En Israël, cinq juifs flingués par des
Palestiniens ont été décorés du grand G : les pauvres soldats ont été
assassinés simplement parce qu’ils étaient juifs. Mais quand les juifs
descendent des Palestiniens, c’est un dommage collatéral. Ils n’avaient qu’à
ne pas se trouver là à ce moment-là, pas de chance.
Puisque c’est comme ça, me direz-vous,
pourquoi devrait-on donc se tracasser pour le gros mot en G ? Le terme a
été, et il le reste, une arme de choix, en termes de propagande de guerre.
Rien d’étonnant, Lemkin est devenu un combattant de la Guerre froide, et il
a accusé l’URSS de génocides multiples ; en offrant une scolarisation en
langue russe aux autochtones des Etats baltes ou en servant de l’alcool dans
une république musulmane. Aucune atrocité américaine n’aurait le rang de G,
selon Lemkin, et selon la lecture US de la Convention pour la prévention et
la répression du génocide, le 9 décembre 1948, sauf dans le cas improbable
où les US se reconnaîtraient eux-mêmes coupables. Les Etats européens disent
que les US ne sont pas liés par la Convention de 1948, à cause de leurs
multiples avertissements et objections. Cependant les US se gargarisent
avec le G plus que tout autre participant d’alors, en général pour justifier
leur propre intervention. Le Gros G est devenu un gourdin puissant pour
déstabiliser des gouvernants et miner des régimes.
Et le gros mot va causer encore des
bains de sang, pour une triste raison rarement prise en compte. Si la
victime du crime est une nation, une tribu ou un groupe ethnique, le
criminel l’est tout autant. Les Allemands ont massacré les juifs, les Turcs
les Arméniens, les Hutus les Tutsis, etc. A partir du moment où vous
reconnaissez un grand G, vous encouragez le G de la vengeance. C’est parce
que les juifs se sont considérés comme les victimes du big G (idée
profondément ancrée dans la tradition juive, mais parfaitement étrangère à
la pensée chrétienne) qu’ils ont tenté de prendre leur revanche en
empoisonnant des millions d’Allemands[2].
Ils ont raté leur coup, mais ne se sont jamais excusés.
Les Arméniens nous fournissent un autre
exemple de gens sérieusement perturbés par les manœuvres en termes de
génocide. Lemkin s’était servi des atrocités de 1915 pour masquer le côté
purement juif de l’idée de G, et les Arméniens se sont rués sur le concept.
Tandis que l’idée de G s’implantait dans les législations nationales, les
combattants arméniens ont commencé à chercher le moyen de prendre une
revanche sur les Turcs, après cinquante ans de paix. La propagande sur le
mode G a produit des fruits terribles en 1990-1992, lorsque des dizaines de
milliers d’Azéris (qualifiés de Turcs par leurs voisins arméniens) ont été
massacrés et chassés « en représailles pour le G de 1915 ». Une nouvelle
génération d’Arméniens a été empoisonnée par les obsessions victimaires et
la soif de vengeance, grâce à Lemkin et à ceux qui l’ont suivi.
Le génocide ne relève pas du passé,
mais de l’avenir. Des innocents vont continuer à mourir et meurent chaque
jour, chaque fois que le terme est brandi. Sans le mot, Léthé, déesse de
l’oubli finit par ensevelir sa mère la discorde. Les Grecs en donnent un bon
exemple. Ils ont souffert probablement plus que les Arméniens pendant la
Première Guerre mondiale, mais comme personne n’a estampillé le grand G sur
leurs malheurs, ils ne sont pas obsédés par la revanche et vivent plutôt
paisiblement avec leurs voisins turcs.
En Afrique, le concept de G a été mis
en pratique avec le plus de vigueur par les néo-colonisateurs occidentaux.
Vous ne serez pas étonnés de découvrir que jamais un Occidental n’a été
poursuivi pour génocide, malgré des records tout à fait impressionnants. Des
millions de têtes et de mains coupées, mais comme dans les romans de Raymond
Chandler sur Los Angeles, « on poursuit que les négros ». Maintenant
l’Afrique se prépare à quitter le Cour Pénale Internationale, grande
fabrique de manipulations en G. « La Cour Pénale Internationale a reçu
environ 9000 plaintes en bonne et due forme sur des crimes de guerre imputés
à 139 pays au moins, mais elle a choisi de poursuivre 36 Africains noirs
dans huit pays africains », écrit David Hoille, spécialiste réputé du droit
international.
Christopher Black, très éminente
autorité en droit international, a établi sans l’ombre d’un doute que
l’histoire du génocide des Tutsis par les Hutus n’était pas seulement
fausse, mais avait donné lieu aux terribles massacres en représailles des
Hutus par les Tutsis. Et cette effroyable imposture a été utilisée par
Samantha Power et les interventionnistes de son espèce pour lâcher des
bombes partout dans le monde.
Il est salutaire que le concept de
génocide ait un coup dans l’aile, après le veto russe. Cela nous permet de
revenir sur le cas particulier de Srebrenica.
Je ne voudrais surtout pas être
lassant, cher lecteur, avec d’ennuyeuses histoires balkaniques sur qui a
massacré qui et où. Si vous voulez découvrir les détails sordides, lisez
donc La Croisades des fous, par Diana Johnstone. Je suis sûr qu’ils
ont tous essayé de se surpasser.
Il n’y a pas de raison de montrer du
doigt un camp en particulier, je veux dire pas de bonne raison. La guerre de
Yougoslavie, menée par Clinton contre les Serbes, était une vaste
expérimentation sociale : comment « coudre la discorde entre frères »
(Proverbes, 6) et faire d’un Etat multi-ethnique un champ de bataille pour
communautés en pétard. Le résultat était satisfaisant, pour les Clinton. La
plus grande base militaire US en Europe a vu le jour. Un Etat socialiste
indépendant et prospère a été brisé en plusieurs mini-Etats misérables; tous
ont supplié d’avoir une place dans l’UE ; et la Russie a perdu son emprise
potentielle sur les Balkans.
La politique du génocide a été mise en
œuvre dans toute son ampleur aux Balkans, parvenant à délégitimer l’un des
camps en présence dans ce qui était un conflit interne. Les Slaves ont été
soumis à un tribunal international totalement malhonnête et biaisé. Leurs
dirigeants sont morts en prison. Aucune accusation d’un génocide réel n’a
jamais été étayée par des preuves, mais le droit de l’Occident à juger et à
décider en tout a été réaffirmé.
Il y a eu un bénéfice supplémentaire
très chouette. L’Occident a implanté l’idée que sa volonté de justice est
plus forte que sa solidarité religieuse avec les Chrétiens. Vous me suivez ?
Maintenant, donc, chaque musulman devrait se souvenir que l’Occident est
toujours aux côtés des musulmans, s’ils sont persécutés, vous me suivez
toujours ? Eh bien non, c’est faux. Les chrétiens d’Orient orthodoxes (tels
que Serbes, Russes, Bulgares, Grecs) n’appartiennent pas à la civilisation
occidentale. Ils sont aussi étrangers aux Occidentaux que les musulmans. Et
quand les Croisés se battaient pour la Terre promise, ils avaient massacré
les chrétiens locaux aussi, en disant : " Allons-y gaiement, Dieu
reconnaîtra les siens". Donc il n’y avait aucun inconvénient à se mettre du
côté des musulmans contre les chrétiens, du moment qu’il s’agissait de
chrétiens d’Orient, et en outre, les musulmans pouvaient se laisser aller à
croire en l’objectivité occidentale.
C’est ce ressort qui vient d’être mis
en action. Le projet qui a été rejeté était un piège astucieux et
malveillant. Ce genre de projet arrive rarement jusqu’au stade du vote,
parce que les puissances (P5, les Big 5, les 5 Qui Comptent, les membres
permanents du Conseil de sécurité, appelez-les comme vous voudrez) ne se
servent pas, normalement, des résolutions du Conseil de sécurité pour des
objectifs de propagande. Autrement, quelqu'un pourrait vexer les US en
proposant par exemple des résolutions pour la liberté de Gaza. Prudemment,
les 5 évitent ce genre de points noirs. Mais cette fois-ci, ils ont foncé.
Le résultat était prévisible, la Russie ne pouvait pas laisser les chrétiens
serbes remporter la palme des «méchants contre les gentils ». Le veto russe
a été présenté en termes de « Russie, ennemie de l’islam » avec l’intention
explicite de lancer les brutes de Daesch contre la Russie et de miner la
cohésion interne de la Russie.
La Russie n’est pas l’ennemie de
l’Islam. Les cavaliers musulmans de la steppe ont été les co-fondateurs de
la Russie avec les guerriers vikings, les laboureurs slaves, les bûcherons
finnois. C’est le bonnet de Kazan musulman qui constitue la couronne russe
depuis 1498. Les Tatars et Khazaks sont le rempart de la Russie ; Les Russes
se sont fait reconnaître comme des administrateurs bienveillants, de bons
conseillers, des amis de confiance pour les musulmans en Asie centrale et
dans le Caucase. Ils leur ont bâti des écoles, ont formé des ingénieurs
autochtones, et modernisé ces pays.
Et pourtant, la Russie considère qu’il
est de son devoir de protéger les chrétiens orientaux. En un sens, les
Russes ont hérité de cette responsabilité des Byzantins. C’est pour cette
raison que la Russie a lourdement investi en Terre sainte et en Grèce, a
libéré la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Moldavie, l’Arménie, la
Géorgie du joug turc.
En termes de realpolitik, ce choix a
été extrêmement décevant. Presque tous les Etats de ces chrétiens orientaux
libérés ont choisi le camp des ennemis de la Russie, tandis que les Etats
musulmans, jadis fruit des conquêtes russes, restaient loyaux envers Moscou.
L’Azerbaïdjan musulman, le Tadjikistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la
Tchétchénie insurgée jadis, sont les alliés des Russes, tout comme la
Turquie et l’Iran.
Le veto au Conseil de sécurité était
censé protéger la Serbie de la pression occidentale, et non pas provoquer
les musulmans. Souvenons-nous que lors de la guerre, la Russie était trop
faible pour interférer et sauver la Yougoslavie. Maintenant la Russie se
rattrape pour sa défection en 1999.
Espérons que les musulmans vont
comprendre le point de vue russe. Après tout, Turcs comme Azéris ont compris
la position russe sur l’Arménie. Lors de la récente commémoration de 1915 à
Erevan, en Arménie, Poutine était le seul invité d’importance, son homologue
français Hollande avait fait une brève apparition avant de filer à Bakou
(chez les Turcs azéris, dans le parler arménien). Poutine s’y est rendu
après une visite importante et fructueuse en Turquie, après s’être entendu
avec Erdogan. La visite en Arménie a mis en danger leurs accords, mais
Poutine n’a pas reculé sur la question du voyage. L’Arménie pour la Russie
c’est comme l'Israël pour les US. Il y a une diaspora arménienne très
importante en Russie, et les voisins acceptent cette réalité comme les
voisins arabes israéliens acceptent la réalité et le caractère
incontournable du soutien américain à Israël.
Les soldats arméniens et azéris ont
marché ensemble, les uns après les autres, sur la Place rouge, le 9 mai,
cette année, parce qu’ils approuvent la position russe de médiateurs et de
protecteurs dans la région. C’est peut-être une responsabilité pour la
Russie, mais personne ne leur a promis que ce serait une partie de plaisir.
Traduction : Maria Poumier
First published in The
Unz Review
Israel Shamir can be contacted
at adam@israelshamir.net
[1] Arguant d’un projet « non
constructif, conflictuel et politiquement orienté », la Russie a mis son
veto au projet de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies
qualifiant le massacre de Srebrenica de « génocide »,
mercredi 8 juillet. Le texte d’inspiration britannique était présenté à
l’occasion du 20e anniversaire du massacre de 8 000 Bosniaques
(musulmans) par les forces serbes de Bosnie en juillet 1995.http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/07/08/la-russie-bloque-la-qualification-du-massacre-de-srebrenica-de-genocide_4675833_3214.html
[2] Voir par exemple https://fr.wikipedia.org/wiki/Abba_Kovner,
ou
http://www.express.be/joker/fr/platdujour/les-vengeurs-juifs-ou-comment-lallemagne-a-echappe-a-un-massacre/189549.htm