Que s'est-il réellement passé lors de la
"Guerre de Kippour"?
par Israel Shamir
http://www.counterpunch.org/2012/02/22/what-really-happened-in-the-yom-kippur-war/
J'ai récemment reçu à Moscou une chemise bleu-marine datée de
1975, qui contenait l'un des secrets les mieux gardés de la diplomatie du Moyen
Orient et des USA. Le mémoire rédigé par l'ambassadeur soviétique au Caire
Vladimir M. Vinogradov, apparemment le brouillon d'un rapport adressé au
Politbureau soviétique décrit la guerre d'octobre 1973 comme un complot entre
les dirigeants israéliens, américains et égyptiens, orchestré par Henry
Kissinger. Cette révélation va vous choquer, si vous êtes un lecteur égyptien.
Moi qui suis un Israélien et qui ai combattu les Égyptiens dans la guerre de
1973, j'ai été choqué aussi, je me suis senti poignardé, et je reste
terriblement excité par l'incroyable découverte. Pour un Américain cela pourra
être un choc.
A en croire le dit mémoire (à paraître in extenso dans le
magazine prestigieux Expert de Moscou), Anouar al Sadate, qui cumulait les
titres de président, premier ministre, président de l'ASU, commandant en chef
des armées, avait conspiré de concert avec les Israéliens, avait trahi la Syrie
son alliée, condamné l'armée syrienne à sa perte, et Damas à se retrouver
bombardée, avait permis aux tanks de Sharon de s'engager sans danger sur la rive
occidentale du Canal de Suez, et en fait, avait tout simplement planifié la
défaite des troupes égyptiennes dans la guerre d'octobre 1973. Les soldats
égyptiens et officiers se battirent bravement et avec succès contre l'armée
israélienne -trop bien, même, au goût de Sadate, puisqu'il avait déclenché la
guerre pour permettre aux USA de faire leur retour au Moyen Orient. Tout ce
qu'il réussit à faire à Camp Davis, il aurait pu l'obtenir sans guerre quelques
années plus tôt.
Il n'était pas le seul à conspirer: selon Vinogradov, la brave
grand'mère Golda Meir avait sacrifié deux mille des meilleurs combattants juifs
( elle ne pensait pas qu'il en tomberait autant, probablement) afin d'offrir à
Sadate son heure de gloire et de laisser les USA s'assurer de positions solides
au Moyen Orient. Le mémoire nous ouvre la voie pour une réinterprétation
complètement inédite du traité de Camp David, comme un pur produit de la félonie
et de la fourberie.
Vladimir Vinogradov était un diplomate éminent et brillant; il a
été ambassadeur à Tokyo dans les années 1960, puis au Caire de 1970 à 1974,
co-président de la Conférence de Paix de Genève, ambassadeur à Téhéran pendant
la révolution islamique, représentant au Ministère des Affaires étrangères de
l'URSS et ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie. C'était
un peintre de talent, et un écrivain prolifique; ses archives comportent des
centaines de pages d'observations uniques et de notes qui couvrent les affaires
internationales, mais son journal du Caire tient la place d'honneur, et parmi
d'autres, on y trouve la description de ses centaines de rencontres avec Sadate,
et la séquence complète de la guerre, puisqu'il l'observait depuis le quartier
général de Sadate au moment précis où les décisions étaient prises.
Lorsqu'elles seront publiées, ces notes permettront de réévaluer la période
post-nassérienne de l'histoire égyptienne.
Vinogradov était arrivé au Caire pour les funérailles de Nasser,
et il y resta comme ambassadeur. Il a rendu compte du coup d'État rampant de
Sadate, le moins brillant des hommes de Nasser, qui allait devenir le président
par un simple hasard, parce qu'il était le vice-président à la mort de Nasser.
Il avait aussitôt démis de leurs fonctions, exclu et mis en prison pratiquement
tous les hommes politiques importants de l'Égypte, les compagnons d'armes de
Gamal Abd el Nasser, et démantela l'édifice du socialisme nassérien..
Vinogradov était un fin observateur, mais nullement un
comploteur; loin d'être un doctrinaire têtu, c'était un ami des Arabes et il
soutenait fermement l'idée d'une paix juste entre Arabes et Israël, une paix qui
satisferaient les besoins des Palestiniens et assurerait la prospérité juive.
La perle de ses archives, c'est le dossier intitulé "La partie
en jeu au Moyen Orient". Il contient quelques 20 pages dactylographiées,
annotées à la main, à l'encre bleue, et il s'agit apparemment d'un brouillon
pour le Politbureau et pour le gouvernement, daté de janvier 1975, juste après
son retour du Caire. La chemise contient le secret mortel de la collusion dont
il avait été témoin. C'est écrit dans un russe vivant et tout à fait agréable à
lire, pas dans la langue de bois bureaucratique à laquelle on pourrait
s'attendre. Deux pages ont été ajoutées au dossier en mai 1975; elles décrivent
la visite de Vinogradov à Amman et ses conversations informelles avec Abou Zeid
Rifai, le premier ministre, ainsi que son échange de vues avec l'ambassadeur
soviétique à Damas.
Vinogradov n'a pas fait connaître ses opinions jusqu'en 1998, et
même à ce moment, il n'a pas pu parler aussi ouvertement que dans ce brouillon.
En fait, quand l'idée de collusion lui eût été présentée par le premier ministre
jordanien, il avait refusé d'en discuter avec lui, en diplomate avisé.
La version officielle de la guerre d'octobre 1973 dit que le 6
octobre 1973, conjointement avec Hafez al-Assad de Syrie, Anouar al Sadat
déclencha la guerre, avec une attaque surprise contre les forces israéliennes.
Ils traversèrent le canal de Suez et s'avancèrent dans le Sinaï occupé, juste
quelques kilomètres. La guerre se poursuivant, les tanks du général Sharon
avaient traversé à leur tour le canal, et encerclé la troisième armée
égyptienne. Les négociations pour le cessez-le feu avaient débouché sur la
poignée de main à la Maison Blanche.
En ce qui me concerne, la guerre de Yom Kipour, comme nous
l'avions appelée constitue un chapitre important de ma biographie. En tant que
jeune parachutiste, j'ai combattu, pendant cette guerre, j'ai traversé le canal,
j'ai pris les hauteurs de Gabal Ataka, j'ai survécu aux bombardements et aux
corps-à-corps, j'ai enseveli mes camarades, tiré sur les chacals du désert
mangeurs d'hommes et sur les tanks ennemis. Mon unité avait été amenée par
hélicoptère dans le désert, où nous avons coupé la ligne principale de
communication entre les armées égyptiennes et leur base, la route Suez-le Caire.
Notre position, à 101 km du Caire, a servi de cadre aux premières conversations
pour le cessez-le-feu; de sorte que je sais que la guerre n'est pas un vain mot,
et cela me fait mal de découvrir que moi et mes camarades en armes n'étions que
des pions jetables dans le jeu féroce où nous, les gens ordinaires, étions les
perdants. Bien entendu, je n'en savais rien à ce moment, pour moi, la guerre
était la surprise, mais je n'étais pas général à l'époque.
Pour Vinogradov, aucune surprise: de son point de vue, tant la
traversée du canal par les Égyptiens que les incursions de Sharon étaient
planifiées, agréées à l'avance par Kissinger, Sadate et Golda Meir. Le plan
comportait d'ailleurs la destruction de l'armée syrienne au passage.
Pour commencer, il pose certaines questions: comment la
traversée pourrait-elle avoir été une surprise alors que les Russes avaient
évacué leurs familles quelques jours avant la guerre? La concentration des
forces était facile à observer, et ne pouvait pas échapper à l'attention des
Israéliens. Pourquoi les forces égyptiennes n'ont-elles pas avancé après avoir
traversé, et sont-elles restées plantées là? Pourquoi n'y avait-il aucun plan
pour aller plus loin? Pourquoi y avait-il un large espace vide de 40 km, non
gardé, entre la deuxième et la troisième armée, une brèche qui était une
invitation pour le raid de Sharon? Comment les tanks israéliens ont-ils pu
ramper jusqu'à la rive occidentale? Pourquoi Sadate avait-il refusé de les
arrêter? Pourquoi n'y avait il pas de forces de réserve sur la rive occidentale?
Vinogradov emprunte une règle chère à Ssherlock Holmes qui
disait: quand vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, aussi improbable
cela soit-il, doit être la vérité. Il écrit : on ne saurait répondre à ces
questions si l'on tient Sadate pour un véritable patriote égyptien. Mais on peut
y répondre pleinement, si l'on considère la possibilité d'une collusion entre
Sadate, les USA et la direction israélienne. Une conspiration dans laquelle
chaque participant poursuivait ses propres objectifs. Une conspiration dans
laquelle aucun participant ne connaissait tous les détails du jeu des autres.
Une conspiration dans laquelle chacun essayait de rafler la mise, en dépit de
l'accord commun.
Le plan de Sadate
Sadate était au point le plus bas de son pouvoir avant la
guerre: il perdait son prestige dans son pays et dans le monde. Le moins diplômé
et le moins charismatique des disciples de Nasser se retrouvait isolé. Il avait
besoin d'une guerre, d'une guerre limitée avec Israël, qui ne se terminerait pas
par une défaite. Une telle guerre l'aurait soulagé de la pression de l'armée, et
il aurait retrouvé son autorité. Les USA étaient d'accord pour lui donner le feu
vert pour la guerre, chose que les Russes n'avaient jamais fait. Les Russes
protégeaient le ciel égyptien, mais ils étaient contre les guerres. Sadate
devait s'appuyer sur les USA et se dégager de l'URSS. Il était prêt à le faire
parce qu'il détestait le socialisme. Il n'avait pas besoin de la victoire, juste
d'une non-défaite; il avait l'intention d'expliquer son échec par la déficience
des équipements soviétiques. Voilà pourquoi il avait imparti à l'armée une tâche
minimale: traverser le canal et tenir la tête de pont jusqu'à ce que les
Américains entrent dans la danse.
Le plan des USA
Les USA avaient perdu leur emprise sur le Moyen Orient, avec son
pétrole, son canal, sa vaste population, au cours de la décolonisation. Ils
étaient obligés de soutenir l'allié israélien, mais les Arabes n'arrêtaient pas
de se renforcer. Il aurait fallu obliger Israël à plus de souplesse, parce que
sa politique brutale interférait avec les intérêts américains. Si bien que les
USA devaient conserver Israël en tant qu'allié, mais au même moment il leur
fallait briser l'arrogance d'Israël. Les USA avaient besoin d'une occasion de
"sauver" Israël après avoir autorisé les Arabes à frapper les Israéliens pendant
un moment. Voilà comment les USA permirent à Sadate d'entamer une guerre
limitée.
Israël
Les dirigeants israéliens se devaient d'aider les USA, leur
principal fournisseur et soutien. Les USA devaient consolider leurs positions au
Moyen Orient, parce qu'en 1973 ils n'avaient qu'un seul ami et allié, le roi
Fayçal. (Kissinger avait dit à Vinogradov que Fayçal essayait de l'endoctriner
sur la malignité des juifs et des communistes). Si les USA devaient retrouver
leurs positions au Moyen Orient, les positions israéliennes s'en trouveraient
fortifiées d'autant. L'Égypte était un maillon faible, parce que Sadate n'aimait
pas l'URSS ni les forces progressistes locales, on pouvait le retourner. Pour la
Syrie, il fallait agir au plan militaire, et la briser.
Les Israéliens et les Américains décidèrent donc de laisser
Sadate s'emparer du canal tout en contrôlant les cols de Mittla et de Giddi, la
meilleure ligne de défense de toute façon. C'était le plan de Rogers en 1971, et
c'était acceptable pour Israël. Mais cela devait être le résultat d'une
bataille, et non pas une cession gracieuse.
Pour ce qui est de la Syrie, il fallait la battre à plate
couture, au plan militaire. Voilà pourquoi l'État-major israélien envoya bien
toutes ses troupes disponibles sur la frontière syrienne, tout en dégarnissant
le Canal, malgré le fait que l'armée égyptienne était bien plus considérable que
celle des Syriens. Les troupes israéliennes sur le canal allaient se voir
sacrifiées dans la partie, elles devaient périr pour permettre aux USA de
revenir au Moyen Orient.
Cependant, les plans des trois partenaires allaient se voir
quelque peu contrariés par la réalité du terrain; c'est ce qui se produit
généralement avec les conspirations, rien ne se passe comme prévu, dit
Vinogradov, dans son mémoire...
Pour commencer, le jeu de Sadate se trouva faussé. Ses
présupposés ne fonctionnèrent pas. Contrairement à ses espérances, l'URSS prit
le parti des Arabes et commença à fournir par voie aérienne l'équipement
militaire le plus moderne, aussitôt. L'URSS prit le risque d'une confrontation
avec les USA; Sadate ne croyait pas qu'ils le feraient parce que les Soviétiques
étaient réticents envers la guerre, avant qu'elle éclate. Son second problème,
selon Vinogradov, était la qualité supérieure des armes russes aux mains des
Égyptiens. Elles étaient meilleurs que l'armement occidental aux mains des
Israéliens.
En tant que soldat israélien à l'époque, je ne puis que
confirmer les paroles de l'ambassadeur. Les Égyptiens bénéficiaient de la
légendaire Kalachnikov AK-47, le meilleur fusil d'assaut au monde, alors que
nous n'avions que des fusils FN qui détestaient le sable et l'eau. Nous avons
lâché nos FN pour nous emparer de leurs AK à la première occasion. Ils
utilisaient des missiles anti-chars Sagger légers, portables, précis, qu'un seul
soldat pouvait charger. Les Saggers ont bousillé entre 800 et 1200 chars
israéliens. Nous avions de vieilles tourelles de 105 mm sans recul montées sur
des jeeps, et il fallait quatre hommes sur chacune ( en fait un petit canon)
pour combattre les chars. Seules les nouvelles armes américaines redressaient
quelque peu l'équilibre.
Sadate ne s'attendait pas à ce que les troupes égyptiennes
entraînées par les spécialistes soviétiques surpassent leur ennemi israélien,
mais c'est ce qui se passa. Elles franchirent le canal bien plus vite que ce qui
était prévu, et avec beaucoup moins de pertes. Les Arabes battaient les
Israéliens, et c'était une mauvaise nouvelle pour Sadate. Il était allé trop
loin. Voilà pourquoi les troupes égyptiennes s'arrêtèrent, comme le soleil
au-dessus de Gibéon, et ne bougèrent plus. Ils attendaient les Israéliens, mais
à ce moment les Israéliens étaient en train de combattre les Syriens. Les
Israéliens se sentaient relativement tranquilles du côté de Sadate, et ils
avaient envoyé toute leur armée au nord. L'armée syrienne reçut de plein fouet
l'assaut israélien et commença à battre en retraite, ils demandèrent à Sadate
d'avancer, pour les soulager un peu, mais Sadate refusa. Son armée resta plantée
là, sans bouger, malgré le fait qu'il n'y avait pas un Israélien en vue entre le
canal et les cols de montagne. Le dirigeant syrien Assad était convaincu à
l'époque que Sadate l'avait trahi, et il le déclara franchement à l'ambassadeur
soviétique à Damas, Muhitdinov, qui en fit part à Vinogradov. Vinogradov voyait
Sadate tous les jours et il lui demanda en temps réel pourquoi ses troupes
n'avançaient pas. Il ne reçut aucune réponse sensée: Sadate bredouilla qu'il ne
voulait pas parcourir tout le Sinaï pouraller à la rencontre des Israéliens,
qu'ils arriveraient bien jusqu'à lui tôt ou tard.
Le commandement israélien était bien ennuyé, parce que la guerre
ne sa passait pas comme ils s'y attendaient. Ils avaient de lourdes pertes sur
le front syrien, les Syriens se retiraient, mais il fallait se battre pour
chaque mètre; seule la passivité de Sadate sauvait les Israéliens d'un revers.
Le plan pour en finir avec la Syrie avait raté, mais les Syriens ne pouvaient
pas contre-attaquer efficacement.
Il était temps de punir Sadate: son armée était trop efficace,
son avance trop rapide, et pire encore; il dépendait encore plus des
Soviétiques, grâce au pont aérien. Les Israéliens mirent fin à leur avancée sur
Damas et envoyèrent les troupes au sud, dans le Sinaï. Les Jordaniens pouvaient
à ce moment-là couper la route nord-sud, et le roi Hussein offrit de le faire à
Sadate et à Assad. Assad accepta immédiatement, mais Sadate refusa d'accepter
l'offre. Il expliqua à Vinogradov qu'il ne croyait pas aux capacités de combat
des Jordaniens. S'ils rentrent dans la guerre, c'est l'Égypte qui va devoir les
tirer d'affaire. A un autre moment, il dit qu'il valait mieux perdre tout le
Sinaï que de perdre un mètre carré en Jordanie: remarque qui manquait de
sincérité et de sérieux, du point de vue de Vinogradov. Et voilà comment les
troupes israéliennes marchèrent vers le sud sans encombre.
Pendant la guerre, nous les Israéliens savions aussi que si
Sadate avançait, il s'emparerait du Sinaï en moins de deux; nous examinions
plusieurs hypothèses pour comprendre pourquoi il ne bougeait pas, mais aucune
n'était satisfaisante. C'est Vinogradov qui nous donne la clé à présent; Sadate
ne jouait plus sa partition, il attendait que les USA interviennent. Et il se
retrouva avec le raid de Sharon fonçant.
La percée des troupes israéliennes jusqu'à la rive occidentale
du canal est la partie la plus sombre de la guerre, dit Vinogradov. Il demanda à
l'État-major de Sadate au début de la guerre pourquoi il y avait une large
brèche de 40 km entre les deuxième et troisième corps d'armées, et on lui
répondit que c'était une directive de Sadate. La brèche n'était même pas gardée,
c'était un porte grande ouverte, comme un Cheval de Troie tapi au fond d'un
programme d'ordinateur.
Sadate n'accorda pas d'attention au raid de Sharon, il était
indifférent à ces coups de théâtre. Vinogradov lui demanda de faire quelque
chose, dès que les cinq premiers chars israéliens eurent traversé le canal, mais
Sadate refusa, disant que ça n'avait pas d'importance militairement, que ce
n'était qu'une "manœuvre politique", expression fort brumeuse. Il le redit plus
tard à Vinogradov, lorsque l'assise israélienne sur la rive occidentale fut
devenue une tête de pont incontournable. Sadate n'écouta pas les avertissements
de Moscou, il ouvrit la porte de l'Afrique aux Israéliens.
Il y a place pour deux explications, dit Vinogradov: impossible
que l'ignorance militaire des Égyptiens fût aussi grande, et improbable que
Sadate eût des intentions cachées. Et c'est l'improbable qui clôt le débat,
comme le faisait remarquer Sherlock Holmes.
Si les Américains n'ont pas stoppé l'avancée aussitôt, dit
Vinogradov, c'est parce qu'ils voulaient avoir un moyen de pression pour que
Sadate ne change pas d'avis sur tout le scénario en cours de route. Apparemment
la brèche avait été conçue dans le cadre de cette éventualité. Donc, quand
Vinogradov parle de "conspiration", il se réfère plutôt à une collusion
dynamique, semblable à la collusion concernant la Jordanie, entre la Yeshuva
juive et la Transjordanie, telle que l'a décrite Avi Shlaim: il y avait des
lignes générales et des accords, mais qui pouvaient changer selon le rapport de
force entre les parties.
Conclusion
Les USA ont "sauvé" l'Égypte en mettant un point d'arrêt à
l'avancée des troupes israéliennes. Avec le soutien passif de Sadate, les USA
ont permis à Israël de frapper durement la Syrie.
Les accords négociés par les USA pour l'intervention des troupes
de l'ONU ont protégé Israël pour les années à venir. (Dans son document
important mais différent, ses annotations au livre de Heikal Road to Ramadan,
Vinogradov rejette la thèse du caractère inévitable des guerres entre Israéliens
et Arabes: d'après lui, tant que l'Égypte reste dans le sillage des USA, une
telle guerre est à écarter. Effectivement, il n'y a pas eu de grande guerre
depuis 1974, à moins de compter les "opérations" israéliennes au Liban et à
Gaza.)
Les US ont sauvé Israël grâce à leurs fournitures militaires.
Grâce à Sadate, les US sont revenus au Moyen Orient et se sont
positionné comme les seules médiateurs et "courtiers honnêtes" dans la région.
Sadate entreprit une violente campagne anti-soviétique et
antisocialiste, dit Vinogradov, dans un effort pour discréditer l'URSS.
Dans ses Notes,
Vinogradov charge le trait, affirmant que Sadate avait répandu
beaucoup de mensonges et de désinformation afin de discréditer l'URSS aux yeux
des Arabes. Sa ligne principale était que l'URSS ne pouvait ni ne souhaitait
libérer le territoire arabe alors que les US le pouvaient, le voulaient, et le
faisaient..
Vinogradov explique ailleurs que l'Union soviétique était et
reste opposée aux guerres d'agression, entre autres raisons parce que l'issue
n'en est jamais certaine. Cependant, l'URSS était prête à aller loin pour
défendre les États arabes. Et pour ce qui est de la libération, bien des années
sont passées, et ont prouvé que les US ne voulaient ou ne pouvaient nullement en
faire autant, alors que la dévolution du Sinaï à l'Égypte était toujours
possible, en échange d'une paix séparée, et cela même sans guerre.
Après la guerre, les positions de Sadate s'améliorèrent
nettement. Il fut salué comme un héros, l'Égypte eut la place d'honneur parmi
les États arabes. Mais en moins d'un an, sa réputation se retrouva en lambeaux,
et celle de l'Égypte n'a cessé de se ternir, dit Vinogradov.
Les Syriens avaient compris très tôt le jeu de Sadate: le 12
octobre 1973, lorsque les troupes égyptiennes s'arrêtèrent et cessèrent de
combattre, le président Hafez al Assad dit à l'ambassadeur soviétique qu'il
était certain que Sadate était en train de trahir volontairement la Syrie.
Sadate avait permis la percée israélienne jusque sur la rive occidentale de
Suez, de façon à offrier à Kissinger une occasion d'intervenir et de concrétiser
son plan de désengagement, confia Assad au premier ministre jordanien Abu Zeid
Rifai qui le dit à son tour à Vinogradov durant un petit-déjeuner privé qu'ils
prirent chez lui à Amman. Les Jordaniens aussi soupçonnent Sadate de tricher,
écrit Vinogradov. Mais le prudent Vinogradov refusa de rentrer dans ce débat,
tout en ayant bien l'impression que les Jordaniens "lisaient dans ses pensées."
Lorsque Vinogradov fut désigné comme co-président de la
Conférence de paix de Genève, il fit face à une position commune à l'Égypte et
aux USA visant à saboter la conférence, tandis qu'Assad refusait tout simplement
d'y participer. Vinogradov lui remit un avant-projet pour la conférence et lui
demanda si c'était acceptable pour la Syrie. Assad répondit; oui, sauf une
ligne. Quelle ligne, demanda plein d'espoir Vinogradov, et Assad rétorqua; la
ligne qui dit "la Syrie accepte de participer à la conférence." Et la conférence
fut un fiasco, comme toutes les autres conférences et conversations diverses.
Quoique les soupçons formulés par Vinogradov dans son document
secret soient venus à l'esprit de différents experts militaires et historiens,
jamais jusqu'alors ils n'avaient été formulés par un participant aux évènements,
une personne aussi haut placée, aussi informée, présente aux moments clé, et en
possession de tous les éléments. Les notes de Vinogradov permettent de
déchiffrer et de retracer l'histoire de l'Égypte: désindustrialisation,
pauvreté, conflits internes, gouvernement militaire, le tout étroitement lié à
la guerre bidon de 1973.
Quelques années après la guerre, Sadate était assassiné, et son
successeur désigné Hosni Moubarak entama son long règne, suivi par un autre
participant à la guerre d'octobre, Gen Tantawi. Obtenu par le mensonge et la
trahison, le traité de paix de Camp David protège toujours les intérêts
américains et israéliens. C'est seulement maintenant, alors que le régime de
l'après Camp David commence à donner des signes d'effondrement, que l'on peut
espérer quelque changement. Le nom de Sadate au panthéon des héros égyptiens
était protégé jusqu'à maintenant, mais à la fin, comme on dit, tout ce qui est
caché un temps s'avèrera transparent.
PS. en 1975, Vinogradov ne pouvait pas prédire que la guerre de
1973 et les traités qui en découlèrent allaient changer le monde. Ils scellèrent
l'histoire de la présence soviétique et de sa prépondérance dans le monde arabe,
même si les derniers vestiges en furent détruits par la volonté américaine bien
plus tard: en Irak en 2003, et en Syrie c'est maintenant qu'ils se voient minés.
Ils ont saboté la cause du socialisme dans le monde, ce qui a été le
commencement de sa longue décadence. L'URSS, l'État triomphant en 1972, le quasi
gagnant de la guerre froide, finit par la perdre. Grâce à la mainmise américaine
en Égypte, le schéma des pétrodollars se mit en place, et le dollar qui avait
entamé son déclin en 1971 en perdant la garantie or se reprit et devint à
nouveau la monnaie de réserve unanimement acceptée. Le pétrole des Saoudiens et
des émirs, vendu en dollars, devint la nouvelle ligne de sauvetage de l'empire
américain. Avec le recul et armés du mémoire de Vinogradov, nous pouvons
affirmer que c'est en 1973-74 que se situe la bifurcation de notre histoire.
Traduction: Maria Poumier
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