Un automne en Crimée
par Israël Adam Shamir
J'adore cette contrée à la morte saison. Les touristes fatigants
sont partis. Le nord est déjà sous la neige, mais ici en Crimée,
l'automne se prolonge dans toute sa mûre beauté. Les forêts
débordent de couleur, du verdoiement au jaune évanescent, du
violet au violent. Et les vignes déploient plus de rouges et de
pourpres que microsoft n'en imaginera jamais. Des ruisseaux
joueurs dévalent les pentes raides, depuis les plateaux âpres et
nus, jusqu'à la mer profonde et placide, bondissant en cascades
coquettes. Les routes qui sillonnent ces coteaux avec des
virages impossibles sont vides, et les palaces que je visite
partagent avec moi seul l'histoire unique de cette terre.

Le
plus ensorcelant c'est le palais Jardin des khans de Crimée;
mince, délicat, austère, avec des chambres bien proportionnées,
beaucoup de vérandas, des jardins somptueux, la tour au faucon
pour les fauconniers du grand Khan, et deux fontaines exquises
pleines de réminiscences de l'Alhambra de Grenade. La Fontaine
Dorée murmure si gentiment, si doucement qu'on a du mal à
capter son babil. La Fontaine Aux Larmes verse ses larges pleurs
d'une vasque à la suivante, sanglotant en silence sur sa gloire
passée. Le palace a donné son nom à la petite ville, qui fut
jadis capitale des khans, et l'a gardé depuis lors, Bakhchi-Sarai
en turc, la langue des Tatars de Crimée, les autochtones, soit
"le palais jardin".
Je
suis assis sur le divan avec mon ami et maître des lieux, le
grand Khan, comme nous nous plaisons à l'appeler, parce que le
palais est un musée, et il en est le directeur. Abu Bekir vient
de prendre sa retraite après vingt longues années à diriger ce
trésor national, mais il en reste proche. Il est lui-même une
précieuse source intarissable de récits sur le pays et son
histoire, et chaque fois que le quitte, il est un peu plus sage.
Cette fois-ci, nous nous sommes remémorés les temps jadis,
l'histoire de son peuple, qui donne tant de raisons d'espérer,
et les circonstances étranges de mon insertion dans celle-ci.
Lorsque la fureur du soulèvement palestinien à la fin des années
80 et la répression sans quartier qui s'en suivit me poussèrent
à fuir la Palestine, j'avais débarqué en Crimée à la recherche
de consolations. La Crimée est comme une sœur de la Palestine,
elles partagent le même paysage, le même caractère, le même
héritage byzantin et turc, la même brise de mer rafraîchissante.
La Crimée est peut-être plus fraîche et plus verte que la
Palestine, ses montagnes sont peut-être plus hautes et plus
pentues, et les parties sauvages y sont moins arides, mais on a
une impression de familiarité. Après avoir savouré les doux
vignobles de muscat, les sources capricieuses, les oliveraies
couvertes de fruits noirs au jus pourpre, je découvrais que ces
deux sœurs partagent la même triste histoire de déportations et
d'expulsions. Les Palestiniens ont perdu leur patrie en 1948;
les autochtones de Crimée avaient perdu la leur quatre ans plus
tôt. Leurs villages leur avaient été confisqués par des
étrangers, qui les avaient renommés et reconstruits dans le
style sans charme de l'Europe de l'Est, ensevelissant à jamais
la touche orientale.
Les
récits du viol de la Crimée touchaient une corde sensible en
moi. A la fin des années soixante, j'étais arrivé en Palestine,
comme jeune colon débarquant de Russie, dans une sereine
ignorance de ce qui s'était passé vingt ans plus tôt. J'avais
découvert cela pas à pas, en sillonnant le pays sur le dos de
mon ânesse, qui s'appelait Linda. Je remarquais que le pays
était parsemé de ruines solitaires, de niches interdites, avec
des puits comblés sous les figuiers. Je posais des questions aux
villageois, et j'apprenais qu'il s'agissait des vénérables
villages historiques mentionnés dans la Bible et décrits dans
les chroniques des Croisades, lorsque soudain l'État juif
s'implanta, mit sens dessus dessous toute fondation et chassa
les habitants en 1948. Plus tard, je rencontrai certains des
réfugiés dans leurs camps sordides, et après plusieurs années,
je les ai revus installés dans leur nouvelles vies; ils n'ont
plus jamais été autorisés à revenir sur leurs terres ancestrales
raflées.
Deux mots arabes, Nakba, l'expulsion de 1948, et Awda, le rêve
du retour pour les expulsés, devinrent les clés qui me firent
comprendre bien des mystères. Lorsque je traduisais l'Ulysse
de Joyce et l'Odyssée, le long voyage d'Ulysse jusqu'à Ithaque
devint pour moi Awda, et lorsque je fêtais Pâques, la Nakba de
la Crucifixion s'y combinait avec l'Awda de la Résurrection.
Cela entrait en résonnance immédiate avec mon sionisme juvénile,
mais m'apparut bien vite pour ce que c'était: un mirage. Mon
supposé retour triomphal en Terre sainte s'avéra n'être guère
plus que la visite d'une terre magnifique, mais étrangère. Je ne
revenais pas vers mon pays d'origine, parce que ce n'était qu'un
rêve, et les Palestiniens avaient perdu leurs maisons. Mes rêves
avaient détruit leur réalité. Les réfugiés rêvaient maintenant
de la vraie maison où ils avaient bel et bien grandi, et des
eaux de source où ils avaient trempé leurs lèvres à l'ombre
d'oliviers bien réels. Si je ne pouvais pas rentrer vraiment
chez moi, je voulais au moins aider ces réfugiés rentrer chez
eux. Victime déracinée des rêves sionistes, je rêvais désormais
d'aider les autres à revenir vers leurs propres vraies racines.
Lorsque j'avais quitté la Palestine à la fin des années
quatre-vingt, ce rêve était aussi inaccessible que dans les
années soixante. Mais dès que j'avais atterri en Crimée, j'avais
découvert une Awda en pleine floraison. En 1989, les Tatars
expulsés entamaient le chemin du retour. Dans l'Ulysse,
Stephen Dedalus s'écrie: "Puisque nous ne pouvons pas changer
le pays, changeons donc de sujet".
Joyce avait tort: il est bien plus facile de transformer un pays
que de changer de sujet, pour une personne donnée. Mon sujet,
c'est quelque chose qui reste coincé entre la Nakba et l'Awda.
La
Nakba des Tatars de Crimée commença en 1944, lorsque l'Armée
Rouge chassa les Allemands de la presqu'île fertile. Après en
avoir pris le contrôle, les Russes commencèrent à charger les
autochtones dans des trains et les déportèrent en Asie centrale.
Ils accusèrent les Tatars de collaboration avec l'armée nazi,
malgré le fait qu'il y avait de nombreux soldats courageux qui
s'étaient distingués en se battant aux côtés des Russes contre
les nazis. Les Soviétiques les traitèrent aussi arbitrairement
que les Américains leurs propres tribus indigènes: quelques deux
cent mille personnes, 15 ou 20% de la population totale des
Criméens furent déclarés "traîtres hostiles" et embarqués au
loin.
Les
années passèrent, dans l'exil. les Tatas s'en sortaient bien,
leurs enfants reçurent une bonne éducation, ils construisaient
des logements dans leur nouveau pays. Dans les années 1960,
l'appellation infamante disparut, et les Tatars de Crimée se
retrouvèrent brusquement libres d'aller où ils voudraient, sauf
en Crimée. La Crimée était alors connue comme la Riviera russe;
les villages et demeures des Tatars déportés étaient devenus des
datchas et des complexes hôteliers pour les privilégiés. Les
Tatars ont pris racine dans leur nouvel environnement, déclarait
le gouvernement.
Les
Tatars n'étaient pas d'accord. "Qu'est-ce qu'ils s'imaginent,
qu'ils peuvent nous transplanter à leur guise comme des légumes?
Ils n'oublièrent pas leur terre natale, et ils commencèrent leur
long combat pour le retour. Tout au long des années 1960, ils
manifestèrent, ils organisèrent des sit-in dans plusieurs
bureaux du gouvernement, et même face au président de l'Union
soviétique; leur campagne figurait en seconde place, juste après
celle des Russes juifs sur le thème "Let my people go", mieux
financée et répercutée, mais chronologiquement, ils avaient été
les premiers. Ce sont les Tatars qui inspiraient les juifs; en
tout cas, pour moi du moins, qui étais un jeune dissident, et
ce sont eux qui m'avaient fait embrasser mon sionisme personnel.
Les dissidents juifs étaient actifs dans bien des causes, comme
ils l'étaient dans la lutte pour les droits civils dans le sud
américain. Le poète russe juif Ilia Gabay devint un soutien
capital du mouvement tatar. Il fut condamné à trois ans de
prison, puis relâché et se suicida, désespéré, le cœur brisé.
C'est un cas poignant et tragique, celui de l'homme capable de
ressentir toute la douleur d'autrui, jusqu'au jour où elle
devient trop lourde à porter.
Les
Tatars faisaient des choses inouïes en ces temps de prééminence
soviétique, telles que manifester sur la Place Rouge et défier
le Kremlin. Tandis qu'ils battaient le pavé à Moscou, les Tatars
ne négligeaient pas "les faits sur le terrain", le fait
accompli. Ils s'infiltraient continuellement en Crimée,
lentement, malgré des forces énormes, malgré les règlements et
interdictions. Les autorités interdisaient aux Tatas de se
rendre en Crimée. Les Tatars ne pouvaient pas acheter un billet
de train ou d'avion pour leur presqu'île. Les Tatars ne
pouvaient pas s'immatriculer comme résidents en Crimée, et sans
permis de séjour ils ne pouvaient pas y trouver de travail.
Mais ils continuaient à s'infiltrer en Crimée, aussi
inexorablement que l'eau qui traverse les briques, aussi
impossibles à arrêter que le saumon qui remonte le courant.
Lorsqu'ils se faisaient prendre et déporter, ils se
rassemblaient sur la frontière, et retrouvaient d'autres moyens
de la passer. Ils échafaudèrent soigneusement des bases avancées
en prévision du retour, rapprochant leurs familles depuis les
villes lointaines de Boukhara et de Samarkand.
A
la fin des années quatre-vingt, l'Union soviétique commença à se
désintégrer. Les autorités centrales s'affaiblissaient, les
vieux règlements s'émoussaient, et les Tatars commencèrent à
affluer en masse en Crimée. C'est alors que je rencontrai pour
la première fois notre Khan, le professeur Abu Bekir, et que je
l'écoutai me raconter la lutte des tatars. Au cours des années
suivantes, j'ai rencontré beaucoup de Tatars; ce sont des gens
aimables, généralement éduqués, durs à la tâche, agréables à
regarder, ouverts et amicaux par tempérament. C'est un peuple
habitué à se faire des amis et se faire accepter. Ceux qui se
réinstallaient ne cherchaient pas la bagarre avec la population
majoritaire russe; dans la plupart des cas, ils bâtirent des
relations amicales avec leurs nouveaux voisins.
Et
curieusement, les habitants les acceptèrent plutôt bien aussi.
Au début ils étaient visiblement tendus, devant cette invasion
de "collabos nazis" mais ils ne furent pas longs à reconnaître
en eux de bons voisins. Les Tatars ne sont pas inconsistants,
ils ont appris à rester soudés quand les temps sont difficiles,
et ils ne cherchaient pas non plus à en découdre: ils
rachetèrent ou reconstruisirent leurs maisons restaurées,
s'intégrèrent dans la mosaïque criméenne contemporaine, et
devinrent partie prenante de la communauté. Ils ne renâclaient
pas devant le travail, il ouvrirent de nombreux cafés, offrant
de la bonne cuisine à des prix raisonnables, et ça, la Crimée
soviétique n'y avait encore jamais goûté.
C'est à ce moment que j'écrivis un article au sujet de l'Awda
des Tatars pour le quotidien israélien Haaretz; mon
article se terminait sur l'espoir d'être un jour témoin. du
retour des réfugiés palestiniens. Le journal publia mon article,
mais en coupant la dernière phrase. Je traduisis mon article en
russe et le donnai à la Literatournaya Gazeta, qui était
un hebdomadaire de la capitale très important à l'époque. Ils le
publièrent, avec la phrase finale. Le rédac chef de Haaretz
reçut quelques récriminations de juifs moscovites, et ce journal
progressiste me vira sur le champ. Ce fut la fin de mes
collaborations dans les media israéliens en hébreu, mais ce
n'est pas la fin de l'histoire.
1990, c'était une année turbulente; personne ne savait ce qui se
préparait et ce qui allait se passer. Les rusés Tatars
présentèrent mon papier dans la version publiée par le journal
de Moscou aux officiels criméens locaux comme preuve que Moscou
avait signé l'autorisation pour leur retour. A l'époque, c'est
exactement ce qu'une telle publication signifiait: en 1990 cela
ne signifiait pas grand-chose à Moscou, mais dans la lointaine
Crimée c'était pris très au sérieux. Les Tatars obtinrent de
petites parcelles dans toute la Crimée, sur la base de ce même
article qui m'avait valu ma mise à pied, de sorte que même si
c'était bien désagréable pour moi, cela s'avérat une excellente
chose.
Vingt ans passèrent avant que je repasse par la Crimée.
Maintenant la Crimée fait partie de l'Ukraine indépendante, et
c'est un produit dérivé de l'espèce de balkanisation que répand
la crise économique néolibérale: un brouillon de ce que serait
une Écosse indépendante, ou une Catalogne "libérée". Bien des
Ukrainiens, comme les Russes, regrettent la séparation et
préféreraient la restauration de l'Union, s'ils avaient le
choix. L'emprise de Kiev sur la Crimée est précaire; si elle
devait choisir, la plus grande partie de la population de Crimée
choisirait de s'unir à nouveau à la Russie.

Pour déplacer l'influence russe, les autorités ukrainiennes
flattent la minorité tatar, et ceux-ci misent sur l'Ukraine. Ils
ne sont pas assez nombreux pour constituer une minorité
autonome, si bien qu'ils vont soutenir une Ukraine indépendante
aussi longtemps qu'ils seront bien traités. L'indépendance
ukrainienne a été positive pour les Tatars qui revenaient, et
ils ont effectivement repris racine dans leur contrée
ancestrale.
Ils
ont des problèmes comme tout le monde; vingt ans de capitalisme
ukrainien débouchent sur un bilan mitigé: ce n'est pas un
désastre complet, comme le disent certains, mais ce n'est guère
une bénédiction non plus. La campagne est toujours aussi belle.
Certains épouvantails soviétiques ont été ôtés, et d'autres,
post soviétiques, sont apparus. Yalta et Gurzuf, deux des points
les plus charmants de la côte sud, sont devenus hypercommerciaux
et surdéveloppés. Un parc d'attractions a été bâti sur la
promenade historique jadis foulée par Tchékhov. Les prix sont
élevés et rien n'est gratuit; ils vous font payer pour aller à
la plage et pour faire une marche en montagne. C'est une
histoire de réussite néo libérale typique, avec le revers
habituel: l'Ukraine a un taux de chômage très élevé, et la
Crimée aussi. Les jeunes n'ont aucune chance de trouver du
travail en dehors des services pour les touristes.
Les
Tatars et les Russes d'une même voix me disent que leur système
éducatif est à l'abandon, avec les problèmes économiques. Il
faut être dans un réseau solide pour décrocher un emploi, même
avec des diplômes universitaires. Et les Tatars de retour ne
sont pas les mieux lotis en ce domaine, ils n'ont pas fréquenté
les universités locales, et ont en outre à régler leur problème
de logement. Tandis que les autorités locales préfèrent vendre
les terres de l'État à de riches investisseurs et aux nouveaux
riches de Moscou, les Tatars têtus occupent des terrains jusqu'à
ce qu'ils aient de quoi s' acheter, à coups de pots-de-vin, la
légalisation de leur squat. J'ai visité la charmante demeure
qu'un Tatar s'est construite à côté de la source de Jur-Jur,
dans le village de Ulu Uzen (officiellement appelé Generalskoye).
Le seul restaurant, et unique auberge où s'arrêter dans les
parages leur appartient, parce que les Tatars ont plus l'esprit
d'entreprise que les locaux. Ils sont accueillants et partagent
volontiers les récits de leur déportation et de leur retour.
Les
Tatars ont rendu une certaine couleur locale à la Crimée; de
fait, ils sont à la mode. Le meilleur et le plus cher restaurant
le long de la côte sud sert de la cuisine tatar dans un palace
restauré, et il appartient à un couple de Moscou. Les peintres
tatars et les architectes sont recherchés pour ajouter la touche
tatar. Ils ont reconstruit leurs anciennes mosquées, comme le
Baybars Jami dans la vieille ville de Krym; cette mosquée avait
été construite au XIII° siècle par le sultan Baïbar, originaire
de Crimée, celui qui arrêta l'invasion mongole près de Ain Jalut
en Palestine. L'islam est en train de faire de grands progrès
parmi les Tatars: ils n'ont jamais été particulièrement
religieux, mais maintenant ils subissent l'influence de l'Arabie
saoudite et des Turcs. Cette influence religieuse a détourné
beaucoup de jeunes gens de l'alcool et de l'abus des drogues qui
était un fléau dans les années quatre-vingt-dix. En tout cas, je
n'ai jamais vu une femme en tchador, et les barbus sont rares.
Les
Tatars ne constituent que 15% de la population de Crimée, mais
on les trouve à tous les niveaux de l'activité économique: ils
sont chauffeurs de taxi, ils enseignent, ils sont médecins, ils
font pousser des légumes. Bref, ils ont réussi leur intégration
dans la population locale, avec le minimum de frictions. Un jour
viendra où la déportation ne sera plus pour eux qu'un mauvais
rêve..
Peut-être que maintenant mes lecteurs israéliens vont comprendre
que l'Awda n'a pas lieu d'être une catastrophe, mais peut
devenir une nouvelle chance. Peut-être que maintenant mes
lecteurs israéliens vont pouvoir digérer la ligne que j'écrivais
il y a vingt ans: " Souhaitons que les réfugiés palestiniens
trouvent eux aussi le chemin pour retourner dans leurs villages,
Inch Allah".
La
générosité ukrainienne dans la façon de gérer leurs réfugiés
fait honte à la mesquinerie israélienne; leurs déportés sont
maintenant chez eux, alors que les Israéliens ne considèrent pas
encore la Nakba comme un crime, et que même les Israéliens les
plus éclairés rejettent l'Awda.
Pourquoi ils avaient été déportés
Or
voilà qu'il y a quelque temps, ce paisible tableau s'est vu
troublé par quelques jeunes qui ont pris d'assaut un squat tatar
près de Simferopol, et un enfant tatar a été malmené. La tension
est montée d'un coup. Ce soudain blocage dans les relations
entre communautés a commencé en mai 2012, lorsque le
représentant tatar au parlement ukrainien a proposé une loi de
restitution, où la déportation sur des bases ethniques était
qualifiée de crime, et où étaient garanties aux déportés
quelques réparations et le retour aux anciens noms de leurs
villages. Le parlement (Rada) a accueilli la proposition avec
sympathie, et les porte paroles de plusieurs mouvances étaient
prêts à approuver le projet avec des amendements mineurs.
Mais voilà que Petro Simonenko s'est emparé de la chose, et a
retourné l'opinion contre le projet. Il a évoqué la malhonnêteté
des Tatars, et leur soutien à Hitler. Il a dit que la
déportation n'avait pas été un crime mais un sauvetage, sans
lequel des milliers de Tatars auraient été fusillés en tant que
traîtres ou lynchés par des patriotes. Son discours a fait
échouer le projet, et la loi a été rejetée.
Il
parlait au nom du parti communiste, et les communistes ne
veulent pas qu'on leur impute un crime de plus. Allons plus
loin, si vous voulez prétendre au statut de victime, soyez prêts
à affronter les récriminations des gens dont vous avez fait vos
victimes. Quand vous commencez à creuser dans le passé, ce sont
tous les squelettes qui remontent.
Mais qu'est-ce qui s'était réellement passé?
Alan W. Fisher, dans son étude capitale sur les Tatars de
Crimée, écrit que les raisons de la déportation sont loin d'être
claires. Les Tatars n'avaient pas collaboré avec l'envahisseur
plus que les autres peuples occupés, y compris les Russes et les
Ukrainiens. Ils n'avaient personne de comparable à Bandera, le
dirigeant pro nazi ukrainien, ni à Vlasov, le général russe
pro-nazi. Ils n'avaient été mieux traités sous la férule
germanique que d'autres groupes ethniques: plus de 60 villages
ont été brûlés par les nazis, parfois avec leurs habitants. Les
nazis avaient des plans fin prêts pour exterminer ou déporter
les Tatars quand la guerre serait finie; la seule raison pour
laquelle ils n'avaient pas commencé tout de suite à mettre le
plan à exécution, c'est qu'ils ne voulaient pas créer de
problème à leur allié potentiel , laTturquie, où résidait un
grande communauté tatar.
Et
surtout, un mois après la déportation des tatars de Crimée,
toutes les autres minorités autochtones de Crimée ont été
déportées: Grecs, Bulgares, Arméniens, et Italiens (oui, ils
avaient quelques centaines d'italiens). Seuls les juifs natifs,
les Karaïtes et les Krymchaks ont été autorisés à rester en
Crimée avec les Russes et la majorité ukrainienne. Pourquoi
seulement ces minorités-là, Fisher n'avait pas la réponse.
J'ai trouvé moi-même la réponse, à Moscou, où certains documents
de l'époque ont été rendus publics. Ces documents soulignent le
cas infâme du Comité juif antifasciste (JAC). Le JAC fut créé en
1942 afin de colmater la brèche entre les juifs des États-Unis
et la direction soviétique; pour mobiliser les juifs américains
afin qu'ils aident la Russie soviétique et les juifs soviétiques
dans leur combat contre l'Allemagne de Hitler. Plusieurs de
leurs contributions furent estimables, et leur travail fut
apprécié par Staline, jusqu'au moment où ils franchirent la
ligne rouge.
En
1943, deux dirigeants juifs russes du JAC, le metteur en scène
de théâtre Samuel Michoels et le poète Itzik Fefer, visitèrent
les États-Unis. Ils parlaient yiddish, étaient clairement non
communistes, et se conduisaient comme de parfaits exemples de la
"diplomatie du peuple" telle que la décrit l'historien Eugène
Lobkov. Ils furent extrêmement bien reçus tant par les
Américains juifs que non juifs. Ce fut une excellente campagne
de propagande en temps de guerre, et les dirigeants du JAC
rentrèrent chez eux convaincus de leur propre importance, du
grand rôle que l'Amérique allait jouer dans l'URSS après la
guerre, et des positions éminentes que les juifs occupaient dans
tout cela. Ils décidèrent de devenir le noyau d'un lobby juif à
l'intérieur de l'URSS, étroitement relié aux intérêts des juifs
américains.
Le
15 février 1944, trois dirigeants du JAC (Michoels, Fefer et
Epstein) adressèrent une lettre à Staline et à Vyacheslav
Molotov. Dans cette lettre ils demandaient que l'URSS livre la
Crimée aux juifs. Ils déclaraient que la presqu'île devrait
acquérir le statut de République juive soviétique séparée, sur
le même plan que la Russie, l'Ukraine et la Géorgie. En tant
qu'État juif, elle aurait le droit de quitter l'URSS si elle le
souhaitait à l'avenir. C'était leur alternative à l'État juif
que d'autres proposaient au même moment en Palestine.
Lobkov décrit la lettre comme "un document sec, sans
remerciements, ni formules de politesse, presque choquant; c'est
une lettre à un chef d'entreprise qui va bientôt perdre son
poste. Les problèmes juifs ne peuvent être réglés que par la
création de la République soviétique juive en Crimée. Les juifs
des États-Unis financeront l'opération, disaient-ils."
Qu'est ce qui avait bien pu faire penser à ces dirigeants du JAC
qu'ils pouvaient dicter leur volonté à Staline? En 1944, on
pensait que l'URSS pourrait accepter la direction américaine et
leur argent comme le faisaient les autres États européens, parce
que la Russie était en piteux état, épuisée par la guerre et
ravagée. Le plan Marshall démarrait, un plan qui offrait la
reconstruction et la prospérité, et toutes les nations qui
voulaient en bénéficier n'avaient qu'à accepter le droit de
regard américain, et ce plan était également offert à l'URSS.
Apparemment, les dirigeants du JAC étaient convaincus que
Staline accepterait l'argent du Plan Marshall et la tutelle
américaine, y compris les propositions des juifs américains,
dont la création d'une république juive de Crimée.
Encore mieux, ils avaient trouvé un allié en la personne de
Molotov, dont la femme, Paulina Jemchujina, avait de forts
sentiments juifs (elle se décrivait elle-même devant Golda Meir
comme une Yiddish Tochter, une demoiselle juive). Autre allié,
Laurent Beria, le puissant patron de la sûreté de l'État.
Certains disent (mais d'autres le nient) que Beria était
d'origine juive, mais il avait indéniablement des penchants
pro-juifs et pro-américains. Béria était amical avec bien des
juifs éminents tels le curateur du programme nucléaire
soviétique; il intervint personnellement pour étouffer l'affaire
du complot des blouses blanches, et fit relâcher les médecins
juifs arrêtés en mars 1953, après la mort de Staline. Beria
avait publiquement soutenu une proposition consistant à lâcher
l'Allemagne de l'est et à la laisser sous le contrôle des
Occidentaux en échange d'une aide économique. Il connaissait les
plans et les proposition du JAC, et c'était exactement le genre
d'homme qui accepterait joyeusement le plan Marshall, ce qui
mettrait l'URSS sous la tutelle des USA.
L'officier de renseignement Pavel Soudoplatov écrivit que tant
Beria que Molotov, suivaient de près et soutenaient les
activités du JAC; ils virent le brouillon de la lettre à
Staline, ils eurent connaissance du projet de créer la
république juive de Crimée et ils l'approuvèrent.
Les
allégations de collaboration des Tatars avec les nazis furent
échafaudées à partir des rapports d'un seul homme, Leo Mekhlis,
surnommé "l'inquisiteur", qui était le rédacteur en chef de la
Pravda et un ex-sioniste. Beria utilisa les rapports de
Mekhlis pour convaincre Staline de déporter les Tatars. Il est
probable que tant Mekhlis que Beria étaient guidés en cela par
les pressions du JAC.
Beria débattit de l'idée d'une Crimée juive avec Averell
Harriman, l'ambassadeur US à Moscou, jusqu'en 1947, selon
Soudoplatov.
Quant au plan Marshall, Staline était partagé. Au départ, il
penchait pour l''acceptation, jusqu'au moment où Donald Maclean,
le premier secrétaire de l'ambassade britannique à Washington
(espion soviétique en outre) informa Moscou que le but véritable
était d'assurer la domination économique américaine sur
l'Europe. Il révéla que tous les financements seraient
soigneusement contrôlés par l'industrie US et les banques.
C'était également le point de vue du professeur Varga,
économiste important qui avait l'oreille de Staline. Après une
longue période d'hésitation et de discussions, Staline décida de
rejeter le plan. Comme nous le savons maintenant, les conditions
du plan Marshall comportaient l'éviction de tous les communistes
des gouvernements des pays bénéficiaires, l'acceptation du
dollar US comme monnaie universelle, et l'ouverture des marchés
aux productions américaines. Les bénéficiaires y gagnaient
largement à court terme, mais à long terme ils étaient
assujettis à la domination US.
Le
rejet de Staline rendait caducs les projets du JAC. Tandis que
la République juive de Crimée ne verrait jamais le jour, les
Tatars et d'autres minorités de Crimée avaient déjà été
déportées. L'histoire montre clairement que la tragique
déportation n'avait guère à voir, pour ne pas dire rien du tout,
avec une collaboration supposée: la cause était à rechercher
dans les efforts d'un lobby juif et d'un lobby pro américain au
sein de la direction soviétique. Ceci va peut-être calmer le
camarade Simonenko, et peut-être que lui et ses amis cesseront
d'alimenter des sentiments anti-Tatars en Crimée.
Peut-être que nous devrions tous reprendre notre sang-froid.
Nous avons vu comment Staline avait failli se faire rouler par
ses assistants auxquels il faisait confiance. Avec quelle
facilité ne nous laissons pas guider par des rapports falsifiés
et des manœuvres pleines de duplicité? Tenons-nous en aux faits.
Nous avons vu comment l'Awad est quelque chose qui peut
fonctionner. Est-ce que la Palestine est tellement différente de
la Crimée? Est-ce que les Tatars sont tellement différents des
Palestiniens? Est-ce que le public israélien est tellement
différent de sa contrepartie ukrainienne? De la bonne volonté,
c'est tout ce qui manque pour réintégrer les réfugiés, pour
unifier la société et pour rendre à la famille son unité. Voilà
pourquoi Homère boucle son épopée avec le retour d'Ulysse chez
lui, le retour de l'aventurier errant auprès de sa femme et de
son fils.
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
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